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nages. Cinna, Sertorius, Maxime, Émilie sont à tout moment les sarbacanes de Corneille. Ce n’est pas ainsi qu’on s’entretient dans nos anciens Sarrasins. M. Ricaric vous en traduira, si vous voulez, quelques morceaux ; et vous entendrez la pure nature s’exprimer par leur bouche. Je dirais volontiers aux modernes : « Messieurs, au lieu de donner à tout propos de l’esprit à vos personnages, placez-les dans les conjonctures qui leur en donnent. »

— Après ce que madame vient de prononcer de la conduite et du dialogue de nos drames, il n’y a pas apparence, dit Sélim, qu’elle fasse grâce aux dénoûments.

— Non, sans doute, reprit la favorite : il y en a cent mauvais pour un bon. L’un n’est point amené ; l’autre est miraculeux. Un auteur est-il embarrassé d’un personnage qu’il a traîné de scènes en scènes pendant cinq actes, il vous le dépêche d’un coup de poignard : tout le monde se met à pleurer ; et moi je ris comme une folle. Et puis, a-t-on jamais parlé comme nous déclamons ? Les princes et les rois marchent-ils autrement qu’un homme qui marche bien ? Ont-ils jamais gesticulé comme des possédés ou des furieux ? Les princesses poussent-elles, en parlant, des sifflements aigus ? On suppose que nous avons porté la tragédie à un haut degré de perfection ; et moi je tiens presque pour démontré que, de tous les genres d’ouvrages de littérature auxquels les Africains se sont appliqués dans ces derniers siècles, c’est le plus imparfait. »

La favorite en était là de sa sortie contre nos pièces de théâtre, lorsque Mangogul rentra.

« Madame, lui dit-il, vous m’obligerez de continuer ; j’ai, comme vous voyez, des secrets pour abréger une poétique, quand je la trouve longue.

— Je suppose, continua la favorite, un nouveau débarqué d’Angote, qui n’ait jamais entendu parler de spectacles, mais qui ne manque ni de sens ni d’usage ; qui connaisse un peu la cour des princes, les manèges des courtisans, les jalousies des ministres et les tracasseries des femmes, et à qui je dise en confidence : « Mon ami, il se fait dans le sérail des mouvements terribles. Le prince, mécontent de son fils en qui il soupçonne de la passion pour la Manimonbanda est homme à tirer de tous les deux. la vengeance la plus cruelle ; cette aventure aura, selon