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fort belle édition avec des notes, des scolies, des variantes, et tous les embellissements d’une bénédictine[1]. On avait encore de lui deux tragédies mauvaises dans toutes les règles, un éloge des crocodiles, et quelques opéras.

« Je vous apporte, madame, lui répondit Ricaric en s’inclinant, un roman qu’on donne à la marquise Tamazi, mais où l’on reconnaît par malheur la main de Mulhazen ; la réponse de Lambadago, notre directeur, au discours du poëte Tuxigraphe que nous reçûmes hier ; et le Tamerlan de ce dernier.

— Cela est admirable ! dit Mangogul ; les presses vont incessamment ; et si les maris du Congo faisaient aussi bien leur devoir que les auteurs, je pourrais dans moins de dix ans mettre seize cent mille hommes sur pied, et me promettre la conquête du Monoémugi. Nous lirons le roman à loisir. Voyons maintenant la harangue, mais surtout ce qui me concerne. »

Ricaric la parcourut des yeux, et tomba sur cet endroit : « Les aïeux de notre auguste empereur se sont illustrés sans doute. Mais Mangogul, plus grand qu’eux, a préparé aux siècles à venir bien d’autres sujets d’admiration. Que dis-je, d’admiration ? Parlons plus exactement ; d’incrédulité. Si nos ancêtres ont eu raison d’assurer que la postérité prendrait pour des fables les merveilles du règne de Kanoglou, combien n’en avons-nous pas davantage de penser que nos neveux refuseront d’ajouter foi aux prodiges de sagesse et de valeur dont nous sommes témoins ! »

« Mon pauvre monsieur Lambadago, dit le sultan, vous n’êtes qu’un phrasier. Ce que j’ai raison de croire, moi, c’est que vos successeurs un jour éclipseront ma gloire devant celle de mon fils, comme vous faites disparaître celle de mon père devant la mienne ; et ainsi de suite, tant qu’il y aura des académiciens. Qu’en pensez-vous, monsieur Ricaric ?

— Prince, ce que je peux vous dire, répondit Ricaric, c’est que le morceau que je viens de lire à Votre Hautesse fut extrêmement goûté du public.

— Tant pis, répliqua Mangogul, Le vrai goût de l’éloquence est donc perdu dans le Congo ? Ce n’est pas ainsi que le sublime Homilogo louait le grand Aben.

  1. Édition donnée par les bénédictins.