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et les pompons, les romans et les pièces fugitives du temps, et elle en jugeait à merveille. Elle passait, sans se déplacer, d’un cavagnole et du biribi à l’entretien d’un académicien ou d’un savant, et tous avouaient que la seule finesse du sentiment lui découvrait dans ces ouvrages des beautés ou des défauts qui se dérobaient quelquefois à leurs lumières. Mirzoza les étonnait par sa pénétration, les embarrassait par ses questions, mais n’abusait jamais des avantages que l’esprit et la beauté lui donnaient. On n’était point fâché d’avoir tort avec elle.

Sur la fin d’une après-midi qu’elle avait passée avec Mangogul, Sélim vint, et elle fit appeler Ricaric. L’auteur africain a réservé pour un autre endroit le caractère de Sélim ; mais il nous apprend ici que Ricaric[1] était de l’académie congeoise ; que son érudition ne l’avait point empêché d’être homme d’esprit ; qu’il s’était rendu profond dans la connaissance des siècles passés ; qu’il avait un attachement scrupuleux pour les règles anciennes qu’il citait éternellement ; que c’était une machine à principes ; et qu’on ne pouvait être partisan plus zélé des premiers auteurs du Congo, mais surtout d’un certain Miroufla qui avait composé, il y avait environ trois mille quarante ans, un poème sublime en langage cafre, sur la conquête d’une grande forêt, d’où les Cafres avaient chassé les singes qui l’occupaient de temps immémorial. Ricaric l’avait traduit en congeois, et en avait donné une

    en même temps, en 1757, avait témoigné qu’il n’était pas content du théâtre de son pays. Bien des années auparavant *, il avait laissé voir qu’il n’en avait pas cette haute idée dont ses compatriotes sont infatués et que l’Europe se laisse imposer par eux. Mais il a exprimé son opinion dans un livre où l’on ne cherche pas, à vrai dire, de pareilles idées ; dans un livre où le ton du persiflage règne à tel point que la plupart des lecteurs n’y voient que bouffonnerie et sarcasme, même quand la saine raison y prend la parole. Sans doute Diderot avait des raisons pour produire ses opinions secrètes dans un pareil livre plutôt que dans un autre. Un homme prudent dit souvent en riant d’abord ce qu’il veut redire après sérieusement. Ce livre s’appelle les Bijoux indiscrets, et aujourd’hui Diderot le renie. Il fait très-bien de le renier, et cependant il l’a écrit, et il faut bien qu’il l’ait écrit, s’il ne veut pas passer pour un plagiaire. Il est certain qu’il n’a pu être écrit que par un jeune homme capable de rougir un jour de l’avoir écrit. » Dramaturgie, traduction de M. Ed. de Suckau.

    * Neuf ans seulement.

  1. Ricaric présente certains traits de La Motte, traducteur d’Homère-Miroufla ; mais, fidèle à son système, Diderot rompt immédiatement les chiens en donnant à La Motte des opinions contraires à celles qu’il avait réellement, et en mettant ces dernières dans la bouche de son interlocuteur Sélim-Richelieu.