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La tentation continuelle d’un danseur, c’est de se considérer les jambes. Dans tous ses pas, l’œil attentif suit la trace du pied, et la tête s’incline respectueusement devant les pieds, ainsi que devant Sa Hautesse, ses invincibles pachas.

— Je conviens de l’observation, dit Sélim ; mais je nie qu’elle soit générale.

— Aussi ne prétends-je pas, répliqua Mirzoza, que l’âme se fixe toujours dans les pieds : elle s’avance, elle voyage, elle quitte une partie, elle y revient pour la quitter encore ; mais je soutiens que les autres membres sont toujours subordonnés à celui qu’elle habite. Cela varie selon l’âge, le tempérament, les conjonctures, et de là naissent la différence des goûts, la diversité des inclinations, et celle des caractères. N’admirez-vous pas la fécondité de mon principe ? et la multitude des phénomènes auxquels il s’étend ne prouve-t-elle pas sa certitude ?

— Madame, lui répondit Sélim, si vous en faisiez l’application à quelques-uns, nous en recevrions peut-être un degré de conviction que nous attendons encore.

— Très volontiers, répliqua Mirzoza, qui commençait à sentir ses avantages : vous allez être satisfait ; suivez seulement le fil de mes idées. Je ne me pique pas d’argumenter. Je parle sentiment : c’est notre philosophie à nous autres femmes ; et vous l’entendez presque aussi bien que nous. Il est assez vraisemblable, ajouta-t-elle, que jusqu’à huit ou dix ans l’âme occupe les pieds et les jambes ; mais alors, ou même un peu plus tard, elle abandonne ce logis, ou de son propre mouvement, ou par force. Par force, quand un précepteur emploie des machines pour la chasser de son pays natal, et la conduire dans le cerveau, où elle se métamorphose communément en mémoire et presque jamais en jugement ; c’est le sort des enfants de collège. Pareillement, s’il arrive qu’une gouvernante imbécile se travaille à former une jeune personne, lui farcisse l’esprit de connaissances, et néglige le cœur et les mœurs, l’âme vole rapidement vers la tête, s’arrête sur la langue, ou se fixe dans les yeux, et son élève n’est qu’une babillarde ennuyeuse, ou qu’une coquette. Ainsi, la femme voluptueuse est celle dont l’âme occupe le bijou, et ne s’en écarte jamais.

« La femme galante, celle dont l’âme est tantôt dans le bijou, et tantôt dans les yeux.