Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de force ce qu’il avait désespéré d’obtenir par séduction. Le procès-verbal des duègnes était encore une pièce terrible ; il ne fallait que le parcourir et le comparer avec les dispositions du code criminel, pour y lire la condamnation du malheureux Kersael. Il n’attendait son salut ni de ses défenses, ni du crédit de sa famille ; et les magistrats avaient fixé le jugement définitif de son procès au treize de la lune de Régeb. On l’avait même annoncé au peuple, à son de trompe, selon la coutume.

Cet événement fut le sujet des conversations, et partagea longtemps les esprits. Quelques vieilles bégueules, qui n’avaient jamais eu à redouter le viol, allaient criant : « Que l’attentat de Kersael était énorme ; que si l’on n’en faisait un exemple sévère, l’innocence ne serait plus en sûreté, et qu’une honnête femme risquerait d’être insultée jusqu’au pied des autels. » Puis elles citaient des occasions où de petits audacieux avaient osé attaquer la vertu de plusieurs dames respectables ; les détails ne laissaient aucun doute que les dames respectables dont elles parlaient, c’étaient elles-mêmes ; et tous ces propos se tenaient avec des bramines moins innocents que Kersael, et par des dévotes aussi sages que Fatmé, par forme d’entretiens édifiants.

Les petits-maîtres, au contraire, et même quelques petites-maîtresses, avançaient que le viol était une chimère : qu’on ne se rendait jamais que par capitulation, et que, pour peu qu’une place fût défendue, il était de toute impossibilité de l’emporter de vive force. Les exemples venaient à l’appui des raisonnements ; les femmes en connaissaient, les petits-maîtres en créaient ; et l’on ne finissait point de citer des femmes qui n’avaient point été violées. « Le pauvre Kersael ! disait-on, de quoi diable s’est-il avisé, d’en vouloir à la petite Bimbreloque (c’était le nom de la danseuse) ; que ne s’en tenait-il à Fatmé ? Ils étaient au mieux ; et l’époux les laissait aller leur chemin, que c’était une bénédiction… Les sorcières de matrones ont mal mis leurs lunettes, ajoutait-on, et n’y ont vu goutte ; car qui est-ce qui voit clair là ? Et puis messieurs les sénateurs vont le priver de sa joie, pour avoir enfoncé une porte ouverte. Le pauvre garçon en mourra ; cela n’est pas douteux. Et voyez, après cela, à quoi les femmes mécontentes ne seront point autorisées…