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Ici Mangogul s’arrêta et dit à Mirzoza, qui se tenait les côtés : « Ces insulaires vous paraissent fort ridicules… »

Mirzoza, lui coupant la parole, ajouta : « Je vous dispense du reste ; pour cette fois, sultan, vous avez raison ; que ce soit, je vous prie, sans tirer à conséquence. Si vous vous avisez de devenir raisonnable, tout est perdu. Il est sûr que nous paraîtrions aussi bizarres à ces insulaires, qu’ils nous le paraissent ; et qu’en fait de modes, ce sont les fous qui donnent la loi aux sages, les courtisanes qui la donnent aux honnêtes femmes, et qu’on n’a rien de mieux à faire que de la suivre. Nous rions en voyant les portraits de nos aïeux, sans penser que nos neveux riront en voyant les nôtres.

mangogul.

J’ai donc eu une fois en ma vie le sens commun !…

mirzoza.

Je vous le pardonne ; mais n’y retournez pas…

mangogul.

Avec toute votre sagacité, l’harmonie, la mélodie et le clavecin oculaire…

mirzoza.

Arrêtez, je vais continuer… donnèrent lieu à un schisme qui divisa les hommes, les femmes et tous les citoyens. Il y eut une insurrection d’école contre école, de maître contre maître ; on disputa, on s’injuria, on se haït.

— Fort bien ; mais ce n’est pas tout.

— Aussi, n’ai-je pas tout dit.

— Achevez.

— Ainsi qu’il est arrivé dernièrement à Banza, dans la querelle sur les sons, où les sourds se montrèrent les plus entêtés disputeurs. Dans la contrée de vos voyageurs, ceux qui crièrent le plus longtemps et le plus haut sur les couleurs, ce furent les aveugles… »

À cet endroit, le sultan dépité prit les cahiers de ses voyageurs, et les mit en pièces.

« Eh ? que faites-vous là ?

— Je me débarrasse d’un ouvrage inutile.

— Pour moi, peut-être ; mais pour vous ?

— Tout ce qui n’ajoute rien à votre bonheur m’est indifférent.

— Je vous suis donc bien chère ?