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— Mais, après tout, comme vous me l’avez dit avec autant de jugement que de politesse, que m’importe que vous m’écoutiez ou non ? » Mirzoza sourit, et Mangogul dit : « Qu’on m’apporte le journal de mes voyageurs, et surtout qu’on ne déplace pas les marques que j’y ai faites ou par ma barbe… »

On lui présente le journal ; il l’ouvre et lit : « Les insulaires n’étaient point faits comme on l’est ailleurs. Chacun avait apporté en naissant des signes de sa vocation : aussi en général on y était ce qu’on devait être. Ceux que la nature avait destinés à la géométrie avaient les doigts allongés en compas ; mon hôte était de ce nombre. Un sujet propre à l’astronomie avait les yeux en colimaçon ; à la géographie, la tête en globe ; à la musique ou acoustique, les oreilles en cornets ; à l’arpentage, les jambes en jalons ; à l’hydraulique… » Ici le sultan s’arrêta ; et Mirzoza lui dit : « Eh bien ! à l’hydraulique ?… » Mangogul lui répondit : « C’est vous qui le demandez ; le bijou en ajoutoir, et pissait en jet d’eau ; à la chimie, le nez en alambic ; à l’anatomie, l’index en scalpel ; aux mécaniques, les bras en lime ou en scie, etc. »

Mirzoza ajouta : « Il n’en était pas chez ce peuple comme parmi nous, où tels qui, n’ayant reçu de Brama que des bras nerveux, semblaient être appelés à la charrue, tiennent le timon de votre État, siègent dans vos tribunaux, ou président dans votre académie ; où tel, qui ne voit non plus qu’une taupe, passe sa vie à faire des observations, c’est-à-dire à une profession qui demande des yeux de lynx. »

Le sultan continua de lire. « Entre les habitants on en remarquait dont les doigts visaient au compas, la tête au globe, les yeux au télescope, les oreilles au cornet ; ces hommes-ci, dis-je à mon hôte, sont apparemment vos virtuoses, de ces hommes universels qui portent sur eux l’affiche de tous les talents. »

Mirzoza interrompit le sultan, et dit : « Je gage que je sais la réponse de l’hôte…

mangogul.

Et quelle est-elle ?

mirzoza.

Il répondit que ces gens, que la nature semble avoir destinés à tout, n’étaient bons à rien.