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— Ah ! si j’étais sultan », s’écriait un petit sénateur ruiné par le jeu, séparé d’avec sa femme, et dont les enfants avaient la plus mauvaise éducation du monde : « si j’étais sultan, je rendrais le Congo bien autrement florissant. Je voudrais être la terreur de mes ennemis et l’amour de mes sujets. En moins de six mois, je remettrais en vigueur la police, les lois, l’art militaire et la marine. J’aurais cent vaisseaux de haut bord. Nos landes seraient bientôt défrichées, et nos grands chemins réparés. J’abolirais ou du moins je diminuerais de moitié les impôts. Pour les pensions, messieurs les beaux esprits, vous n’en tâteriez, ma foi, que d’une dent. De bons officiers, Pongo Sabiam ! de bons officiers, de vieux soldats, des magistrats comme nous autres, qui consacrons nos travaux et nos veilles à rendre aux peuples la justice : voilà les hommes sur qui je répandrais mes bienfaits.

— Ne vous souvient-il plus, messieurs, ajoutait d’un ton capable un vieux politique édenté, en cheveux plats, en pourpoint percé par le coude, et en manchettes déchirées, de notre grand empereur Abdelmalec, de la dynastie des Abyssins, qui régnait il y a deux mille trois cent octante et cinq ans ? Ne vous souvient-il plus comme quoi il fit empaler deux astronomes, pour s’être mécomptés de trois minutes dans la prédiction d’une éclipse, et disséquer tout vif son chirurgien et son premier médecin, pour lui avoir ordonné de la manne à contretemps ?

— Et puis je vous demande, continuait un autre, à quoi bon tous ces bramines oisifs, cette vermine qu’on engraisse de notre sang ? Les richesses immenses dont ils regorgent ne conviendraient-elles pas mieux à d’honnêtes gens comme nous ? »

On entendait d’un autre côté : « Connaissait-on, il y a quarante ans, la nouvelle cuisine et les liqueurs de Lorraine ? on s’est précipité dans un luxe qui annonce la destruction prochaine de l’empire, suite nécessaire du mépris des Pagodes et de la dissolution des mœurs. Dans le temps qu’on ne mangeait à la table du grand Kanoglou que de grosses viandes, et que l’on n’y buvait que du sorbet, quel cas aurait-on fait des découpures, des vernis de Martin, et de la musique de Rameau ? Les filles d’Opéra n’étaient pas plus inhumaines que