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son bijou a parlé pendant plus de deux heures de suite. »

Alcine soutint sa réputation nouvelle avec un sang-froid admirable. Elle écouta tous ces propos, et beaucoup d’autres, avec une tranquillité que les autres femmes n’avaient point. Elles s’attendaient à tout moment à quelque indiscrétion de la part de leurs bijoux ; mais l’aventure du chapitre suivant acheva de les troubler.

Lorsque le cercle s’était séparé, Mangogul avait donné la main à la favorite, et l’avait remise dans son appartement. Il s’en manquait beaucoup qu’elle eût cet air vif et enjoué, qui ne l’abandonnait guère. Elle avait perdu considérablement au jeu, et l’effet du terrible anneau l’avait jetée dans une rêverie dont elle n’était pas encore bien revenue. Elle connaissait la curiosité du sultan, et elle ne comptait pas assez sur les promesses d’un homme moins amoureux que despotique, pour être libre de toute inquiétude. « Qu’avez-vous, délices de mon âme ? lui dit Mangogul ; je vous trouve rêveuse.

— J’ai joué, lui répondit Mirzoza, d’un guignon qui n’a point d’exemple ; j’ai perdu la possibilité : j’avais douze tableaux ; je ne crois pas qu’ils aient marqué trois fois.

— Cela est désolant, répondit Mangogul : mais que pensez-vous de mon secret ?

— Prince, lui dit la favorite, je persiste à le tenir pour diabolique ; il vous amusera sans doute ; mais cet amusement aura des suites funestes. Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des maris, désespérer des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles, et faire cent autres vacarmes. Ah ! prince, je vous conjure…

— Eh ! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme Nicole ! je voudrais bien savoir à propos de quoi l’intérêt de votre prochain vous touche aujourd’hui si vivement. Non, madame, non ; je conserverai mon anneau. Et que m’importent à moi ces maris détrompés, ces amants désespérés, ces femmes perdues, ces filles déshonorées, pourvu que je m’amuse ? Suis-je donc sultan pour rien[1] ? À demain, madame ; il faut espérer que les scènes qui suivront seront plus comiques que la première, et qu’insensiblement vous y prendrez goût.

  1. Ce n’est certainement pas ce passage que La Harpe pouvait traiter de « basse adulation ».