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elle n’était pas toujours disposée à recevoir les caresses du sultan, ni le sultan toujours d’humeur à lui en proposer. Enfin il y avait des jours où Mangogul et Mirzoza avaient peu de choses à dire, presque rien à faire, et où sans s’aimer moins, ils ne s’amusaient guère. Ces jours étaient rares ; mais il y en avait, et il en vint un.

Le sultan était étendu nonchalamment sur une duchesse, vis-à-vis de la favorite qui faisait des nœuds sans dire mot. Le temps ne permettait pas de se promener. Mangogul n’osait proposer un piquet ; il y avait près d’un quart d’heure que cette situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à plusieurs reprises :

« Il faut avouer que Géliote[1] a chanté comme un ange…

— Et que Votre Hautesse s’ennuie à périr, ajouta la favorite.

— Non, madame, reprit Mangogul en bâillant à demi ; le moment où l’on vous voit n’est jamais celui de l’ennui.

— Il ne tenait qu’à vous que cela fût galant, répliqua Mirzoza ; mais vous rêvez, vous êtes distrait, vous bâillez. Prince, qu’avez-vous ?

— Je ne sais, dit le sultan.

— Et moi je devine, continua la favorite. J’avais dix-huit ans lorsque j’eus le bonheur de vous plaire. Il y a quatre ans que vous m’aimez. Dix-huit et quatre font vingt-deux. Me voilà bien vieille. » Mangogul sourit de ce calcul. « Mais si je ne vaux plus rien pour le plaisir, ajouta Mirzoza, je veux vous faire voir du moins que je suis très bonne pour le conseil. La variété des amusements qui vous suivent n’a pu vous garantir du dégoût. Vous êtes dégoûté. Voilà, prince, votre maladie.

— Je ne conviens pas que vous ayez rencontré, dit Mangogul ; mais en cas que cela fût, y sauriez-vous quelque remède ? »

Mirzoza répondit au sultan, après avoir rêvé un moment, que Sa Hautesse lui avait paru prendre tant de plaisir au récit qu’elle lui faisait des aventures galantes de la ville, qu’elle regrettait de n’en plus avoir à lui raconter, ou de

  1. Chanteur de l’Opéra très recherché des dames. Son nom s’écrit régulièreent Jeliotte.