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On le rectifie par l’étude des sciences rigoureuses. L’habitude de la démonstration prépare ce tact du vrai, qui se perfectionne par l’usage du monde et l’expérience des choses. Quand on a dans sa tête des modèles parfaits de dialectique, on y rapporte, sans presque s’en douter, les autres manières de raisonner. Avec l’instinct de la précision, on sent, dans les cas même de probabilité, les écarts plus ou moins grands de la ligne du vrai. On apprécie les incertitudes ; on calcule les chances ; on fait sa part et celle du sort ; et c’est en ce sens que les mathématiques deviennent une science usuelle, une règle de la vie, une balance universelle ; et qu’Euclide, qui m’apprend à comparer les avantages et les désavantages d’une action, est encore un maître de morale. L’esprit géométrique et l’esprit juste, c’est le même esprit. Mais, dira-t-on, rien n’est moins rare qu’un géomètre qui a l’esprit faux. D’accord ; c’est alors un vice de la nature, que la science n’a pu corriger. Si l’on ne s’attendait pas à de la justesse dans un géomètre, on ne s’étonnerait pas de n’y en point trouver[1].

On éclaire l’esprit par l’usage des sens le plus étendu, et par les connaissances acquises, entre lesquelles il faut donner la préférence à celles de l’état auquel on est destiné. On peut, sans conséquence et sans honte, ignorer beaucoup de choses hors de son état. Qu’importe que Thémistocle sache ou ne sache pas jouer de la lyre ? Mais les connaissances de son état, il faut les avoir toutes et les avoir bien.

Étendre l’esprit est, à mon sens, un des points les plus importants, les plus faciles et les moins pratiqués. Cet art se réduit presque en tout à voir d’abord nettement un certain nombre d’individus, nombre qu’on réduit ensuite à l’unité. C’est ainsi qu’on parvient à saisir aussi distinctement un million d’objets qu’une dizaine d’objets. Le nombre, le mouvement, l’espace et la durée sont les premiers éléments sur lesquels il faut exercer l’esprit ; et je ne connais pas encore la limite de ce que l’imagination bien cultivée peut embrasser. Le monde est trop étroit pour elle ; elle voit au delà des yeux et des télescopes. Conduite de la considération des individus à celle des masses, l’âme s’habitue à s’occuper de grandes choses, à s’en

  1. Voyez ci-dessus, p. 455.