Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, III.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’il y avait passé toute sa vie. Il y a des hommes bien heureusement nés.



Et puis permettez, madame, que je défende un endroit de cet écrit que mon ami M. Grimm a attaqué, c’est celui où j’avance qu’il est plus aisé de faire une belle action qu’une belle page. J’y ai pensé, et voici mes raisons.

Il y a des âmes fortes et courageuses parmi les barbares peut-être plus que parmi les peuples policés ; on y fait de belles actions, et il s’écoulera des siècles avant qu’on y sache écrire une belle page. Vixere fortes ante Agamemnona multi, sed omnes urgentur illacrymabiles ignotique longa nocte, carent quia vate sacro[1]Multi, longa nocte, entendez-vous ? On n’écrit point une belle page sans goût et sans un goût pur et grand, et le goût est chez toutes les nations le produit d’un long intervalle de temps. Oui, malgré tout ce qu’on a fait pour corrompre l’homme, je pense que la bonté et la vertu sont moins rares encore que le génie, et je le prouve. J’aurais bientôt fait la liste des hommes de génie dans les lettres depuis la création du monde, et je n’aurais pas si tôt fait celle, je ne dis pas des actions héroïques, mais des héros dans tous les genres ; cependant quelle multitude d’actions étonnantes que l’histoire n’a point célébrées ! Il est vrai que je ne donne pas facilement à un littérateur le titre d’homme de génie ; Tite-Live, à mon avis, n’est qu’un bel et majestueux écrivain ; Tacite est un homme de génie. Au moment où j’écris, je ne doute point qu’il ne se fasse cent actions fortes sur la surface de la terre ; il s’en fait même dans le fond des forêts habitées par l’homme sauvage ; en aucun lieu du monde, il ne s’écrit peut-être pas une page sublime, sans en excepter nos capitales, le centre des beaux-arts. La première scène de l’Andrienne est faite, mais elle ne se refera plus ; quelle est la belle action dont on en puisse dire autant ? Quand le moule d’un homme de génie est cassé, il l’est pour jamais ; je ne crois pas qu’on en puisse dire autant de l’homme vertueux,

  1. Nous suivons ici le manuscrit. Le texte exact est, on le sait, dans l’ode IX à Lollius, liv. IV des Odes d’Horace, v. 25 et suivants.