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sent le niveau, je ne le pense pas. L’on ne prend et l’on ne quitte pas à discrétion l’art de guérir. Je considère un mauvais médecin comme une petite épidémie qui dure tant qu’il vit ; deux mauvais médecins doublent cette maladie populaire ; un corps de mauvais médecins serait une grande plaie pour toute une nation. Il n’en est pas du médecin comme du manufacturier ; le manufacturier médiocre est encore utile à un grand nombre de citoyens qui ne peuvent payer ni l’excellente qualité ni la façon recherchée de l’ouvrage. Au contraire, il faut au dernier de la dernière classe de la société un excellent médecin ; il ne peut être trompé qu’une fois et il paie son erreur de sa vie. Il y a sans doute quelque différence entre la conservation d’un grand ministre et d’un petit mercier, d’un célibataire et d’un père de famille, d’un bon général d’armée et d’un mauvais poète ; mais ni le souverain qui nous regarde comme ses enfants, ni le sentiment de l’humanité qui nous rapproche de nos semblables ne s’arrêtent à ce calcul. Juste ou cruel, il peut arriver et il arrive tous les jours que le bon médecin est adressé au célibataire et le mauvais au chef d’une nombreuse famille. Il importe d’autant plus que le médecin et le chirurgien excellent dans leurs professions, que la variété et la multiplicité des circonstances qui les appellent à côté de nous, ne leur permettent guère d’exercer leurs fonctions à notre avantage et à leur satisfaction. Ils sont obligés de partager les soins de leur journée entre un très-grand nombre de malades, parmi lesquels un seul exigerait quelquefois leur observation et leur présence assidues. Un mauvais médecin arrive toujours trop tôt et reste toujours trop longtemps ; un bon médecin peut arriver trop tard et ne pas rester assez. Une maladie est communément un problème si compliqué, l’effet de tant de causes, un phénomène si variable d’un malade à un autre, que je ne conçois pas comment le médecin qui visite cinquante à soixante malades par jour, en soigne bien un seul. Quelque profonde connaissance qu’on ait de la théorie et de la pratique de l’art, suffit-il de tâter le pouls, d’examiner la langue, de s’assurer de l’état du ventre et de la peau, d’observer les urines, de questionner lestement le malade ou sa garde et d’écrire une formule ? Les médecins ne croiraient-ils point à leur art, ou feraient-ils plus de cas de l’argent que de notre vie ?