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Chaque âge écrit et lit à sa manière : la jeunesse aime les événements ; la vieillesse, les réflexions. Une expérience que je proposerais volontiers à l’homme de soixante-cinq ou six ans, qui jugerait les miennes ou trop longues, ou trop fréquentes, ou trop étrangères au sujet[1], ce serait d’emporter avec lui, dans la retraite, Tacite, Suétone et Sénèque ; de jeter négligemment sur le papier les choses qui l’intéresseraient, les idées qu’elles réveilleraient dans son esprit, les pensées de ces auteurs qu’il voudrait retenir, les sentiments qu’il éprouverait, n’ayant d’autre dessein que celui de s’instruire sans se fatiguer : et je suis presque sûr que, s’arrêtant aux endroits où je me suis arrêté, comparant son siècle aux siècles passés, et tirant des circonstances et des caractères les mêmes conjectures sur ce que le présent nous annonce, sur ce qu’on peut espérer ou craindre de l’avenir, il referait cet ouvrage à peu près tel qu’il est. Je ne compose point, je ne suis point auteur ; je lis ou je converse, j’interroge ou je réponds. Si l’on n’entend que moi, on me reprochera d’être décousu, peut-être même obscur, surtout aux endroits où j’examine les ouvrages de Sénèque ; et l’on me lira, je ne dis pas avec autant de plaisir, comme on lit les Maximes de La Rochefoucauld, et un chapitre de La Bruyère : mais si l’on jette alternativement les yeux sur la page de Sénèque et sur la mienne, on remarquera dans celle-ci plus d’ordre, plus de clarté, selon qu’on se mettra plus fidèlement à ma place, qu’on aura plus ou moins d’analogie avec le philosophe et avec moi ; et l’on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est autant mon âme que je peins, que celle des différents personnages qui s’offrent à mon récit. Aucune preuve n’a la même force, aucune idée la même évidence, aucune image le même charme pour tous les esprits ; mais je serais, je l’avoue, beaucoup moins flatté que l’homme de génie se retrouvât dans quelques-unes de mes pensées, que s’il arrivait à l’homme de bien de se reconnaître dans mes sentiments.

  1. Sénèque le père dit que les écrivains arides et stériles suivent facilement le fil de leurs discours ; que rien ne les détourne, ne les amuse, ne les distrait en chemin, ne les embarrasse, ni les figures, ni le choix des mots, ni la manie des réflexions. Il en est d’eux comme des femmes laides : si elles sont chastes, c’est manque d’amants et non de désirs. « Aridi declamatores fidelius quos proposuerunt colores tuentur ; nihil enim eos sollicitat, nullum schema, nulla dulcedo sententiæ subrepit : sic quæ malam facicm habent, sæpius pudicæ sunt ; non animus illis deest, sed corruptor. » Senec, lib. II, Controvers. ix.