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le prosélyte

Oui, lorsqu’ils ne seront pas contredits par la raison.

le sage

Promettez-vous de suivre fidèlement la voix de la nature et des passions ?

le prosélyte

Que nous dit cette voix ? de nous rendre heureux. Doit-on et peut-on lui résister ? Non ; l’homme le plus vertueux et le plus corrompu lui obéissent également. Il est vrai qu’elle leur parle un langage bien différent ; mais que tous les hommes soient éclairés ; et elle leur parlera à tous le langage de la vertu[1].

  1. On a tort de s’en prendre aux passions des crimes des hommes ; c’est leurs faux jugements qu’il faut en accuser. Les passions nous inspirent toujours bien, puisqu’elles ne nous inspirent que le désir du bonheur ; c’est l’esprit qui nous conduit mal, et qui nous fait prendre de fausses routes pour y parvenir. Ainsi nous ne sommes criminels que parce que nous jugeons mal ; et c’est la raison, et non la nature qui nous trompe. Mais, me dira-t-on, l’expérience est contraire à votre opinion ; et nous voyons que les personnes les plus éclairées sont souvent les plus vicieuses. Je réponds que ces personnes sont en effet très-ignorantes sur leur bonheur ; et là-dessus, je m’en rapporte à leur cœur : s’il est un seul homme sur la terre qui n’ait pas eu sujet de se repentir d’une mauvaise action par lui commise, qu’il me démente dans le fond de son âme. Eh ! que serait la morale, s’il en était autrement ? Que serait la vertu ? On serait insensé de la suivre, si elle nous éloignait de la route du bonheur ; et il faudrait étouffer dans nos cœurs l’amour qu’elle nous inspire pour elle, comme le penchant le plus funeste. Cela est affreux à penser. Non ; le chemin du bonheur est le chemin même de la vertu. La fortune peut lui susciter des traverses ; mais elle ne saurait lui ôte ce doux ravissement, cette pure volupté qui l’accompagne. Tandis que les hommes et le sort sont conjurés contre lui, l’homme vertueux trouve, dans son cœur, avec abondance, le dédommagement de tout ce qu’il souffre. Le témoignage de soi, voilà la source des vrais biens et des vrais maux ; voilà ce qui fait la félicité de l’homme de bien parmi les persécutions et les disgrâces ; et le tourment du méchant, au milieu des faveurs de la fortune. (Diderot.)