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les siècles suivants. L’homme fait un mérite à l’Éternel de ses petites vues ; et l’Éternel qui l’entend du haut de son trône, et qui connaît son intention, accepte sa louange imbécile, et sourit de sa vanité.


LVII.


de quelques préjugés.


Il n’y a rien, ni dans les faits de la nature, ni dans les circonstances de la vie, qui ne soit un piège tendu à notre précipitation. J’en atteste la plupart de ces axiomes généraux, qu’on regarde comme le bon sens des nations. On dit, il ne se passe rien de nouveau sous le ciel ; et cela est vrai pour celui qui s’en tient aux apparences grossières. Mais qu’est-ce que cette sentence pour le philosophe, dont l’occupation journalière est de saisir les différences les plus insensibles ? Qu’en devait penser celui qui assura que sur tout un arbre il n’y aurait pas deux feuilles sensiblement du même vert ? Qu’en penserait celui qui réfléchissant sur le grand nombre des causes, même connues, qui doivent concourir à la production d’une nuance de couleur précisément telle, prétendrait, sans croire outrer l’opinion de Leibnitz, qu’il est démontré, par la différence des points de l’espace où les corps sont placés, combinée avec ce nombre prodigieux de causes, qu’il n’y a peut-être jamais eu, et qu’il n’y aura peut-être jamais dans la nature, deux brins d’herbe absolument du même vert ? Si les êtres s’altèrent successivement, en passant par les nuances les plus imperceptibles, le temps, qui ne s’arrête point, doit mettre, à la longue, entre les formes qui ont existé très-anciennement, celles qui existent aujourd’hui, celles qui existeront dans les siècles reculés, la différence la plus grande ; et le nil sub sole novum n’est qu’un préjugé fondé sur la faiblesse de nos organes, l’imperfection de nos instruments, et la brièveté de notre vie. On dit en morale, quot capita, tot sensus ; c’est le contraire qui est vrai : rien n’est si commun que des têtes, et si rare que des avis. On dit en littérature, il ne faut point disputer des goûts : si l’on entend qu’il ne faut point disputer à un homme que tel est son goût, c’est une puérilité. Si l’on entend qu’il n’y a ni bon ni mauvais dans le goût, c’est une fausseté. Le philosophe examinera sévèrement tous ces axiomes de la sagesse populaire.