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une même contrée, des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang. Notre histoire ne nous en offre que de trop récents et de trop funestes exemples. Songez qu’elle a créé et qu’elle perpétue dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu’il était venu pour séparer l’époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de la sœur, l’ami de l’ami ; et sa prédiction ne s’est que trop fidèlement accomplie.

LA MARÉCHALE.

Voilà bien les abus ; mais ce n’est pas la chose.

CRUDELI.

C’est la chose, si les abus en sont inséparables.

LA MARÉCHALE.

Et comment me montrerez-vous que les abus de la religion sont inséparables de la religion[1] ?

CRUDELI.

Très-aisément : dites-moi, si un misanthrope s’était proposé de faire le malheur du genre humain, qu’aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible sur lequel les hommes n’auraient jamais pu s’entendre, et auquel ils auraient attaché plus d’importance qu’à leur vie[2] ? Or, est-il possible de séparer de la notion d’une divinité l’incompréhensibilité la plus profonde et l’importance la plus grande ?

LA MARÉCHALE.

Non.

CRUDELI.

Concluez donc.

LA MARÉCHALE.

Je conclus que c’est une idée qui n’est pas sans conséquence dans la tête des fous.

CRUDELI.

Et ajoutez que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux sont ceux que la religion fait, et dont les perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l’occasion.

  1. Variante : … Que rien au monde ne peut écarter un abus. (Corresp. secrète.)
  2. Voir la pensée philosophique, tome Ier, page 170.