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donnera à tous les vices autorisés par la forme du gouvernement et les mœurs de ses compatriotes.

En vers je vous passerais ces exagérations, en prose, je ne saurais. Lorsqu’un enfant bien élevé s’aperçoit que les préceptes de son père sont incompatibles avec les moyens usités d’arriver aux honneurs et d’acquérir de la richesse, il se trouve d’abord, comme Hercule au coin de la forêt, incertain sur le chemin qu’il suivra. Peu à peu la corruption générale le gagne, il oublie les leçons vertueuses qu’il a reçues, il s’abandonne au torrent ; il connaît le bien, il l’approuve, il fait le mal. Mais au milieu du désordre il respecte son père, c’est toujours pour lui non pas un radoteur absurde, mais un homme de bien, qu’il n’a pas la force d’imiter : il n’en vient jamais ni au mépris de sa personne, ni au dédain de ses principes. Il ne s’applaudit point lui-même de ses vices, mais il s’en excuse en disant qu’il faut hurler avec les loups. Seulement, le chemin dans la carrière de la dépravation se fait plus ou moins rapidement, selon les circonstances et le caractère.

Page 407. — La louange des hommes magnanimes est dans la bouche de tous et dans le cœur d’aucun.

Je crois qu’elle est dans la bouche et dans le cœur de tous, parce que rien n’est plus commun que la pratique du vice après l’éloge le plus sincère de la vertu.

Ibid. — Sous le despotisme, les conseils d’un père à son fils se réduisent à cette phrase effrayante : Mon fils, sois bas, rampant, sans vertus, sans vices, sans talent, sans caractère ; sois ce que la Cour veut que tu sois, et chaque instant de la vie souviens-toi que tu es esclave.

En quelque lieu du monde, sous quelque gouvernement que ce soit, je ne crois pas qu’un père ait jamais rien fait entendre de pareil à son fils. Il lui recommandera la circonspection, mais non la bassesse. S’il avait un instituteur à lui donner, je ne sais s’il confierait son éducation à un homme courageusement vertueux ; mais je suis bien sûr que s’il s’adressait à son ami le plus intime, il ne lui dirait pas : « Ne connaîtriez-vous point quelque homme d’esprit, rompu au manège des cours, qui pût en inspirer les vraies maximes à mon fils et le rendre bien faux, bien vil, bien hypocrite, en un mot tout ce que vous savez qu’il faut être pour faire son chemin ? »