Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/455

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il fait le voyage de Londres. La manière honnête dont il a traité tous les étrangers en France et son mérite personnel lui concilient l’accueil le plus distingué des hommes de lettres et des grands ; et la nation anglaise devient à ses yeux la première des nations[1].

Mais si l’intérêt fait honorer le vice dans un protecteur, le ressentiment fait décrier le mérite dans un persécuteur.

Témoin Helvétius. Il publie son ouvrage de l’Esprit ; au lieu d’en recueillir l’honneur et les éloges qu’il est en droit de s’en promettre, le voilà exposé à une longue suite de disgrâces qui flétrissent son cœur et qui aigrissent son humeur. Aussitôt il ne voit plus dans sa patrie que la plus méchante et la plus vile des nations.

Cependant il loue Catherine II, qu’il n’a point approchée et dont les bienfaits ne séduisirent point son jugement ; mais il était assez bon pour s’approprier les marques de bonté que j’en avais reçues et s’en faire un devoir de reconnaissance personnel. Helvétius aimait tendrement ses compagnons d’études. Ce n’était pas un génie facile, mais c’était un beau génie, un grand penseur et un très-honnête homme.

Page 325. — L’intérêt éclaire le souverain sur le mérite ; le péril et le besoin passés, il ne le distingue plus.

Je ne crains pas qu’on m’accuse de flatter les souverains ; mais Turenne, enterré à Saint-Denis et honoré par le souverain dans ses cendres ; le vainqueur des Turcs dans la dernière guerre, Romanzoff[2], comblé de gloire et de richesses par l’impératrice de Russie, et tant d’autres élèvent la voix contre le reproche d’Helvétius.

Ce dont je les accuserais plus volontiers, ce ne serait pas d’ingratitude, mais c’est d’avoir souvent accordé au vice et à la bassesse la même récompense qu’à l’héroïsme et à la vertu et confondu l’homme rare avec le faquin.

Jamais le mérite reconnu ne tombe dans l’avilissement ; on oublie, mais on n’avilit point Catinat.

  1. Le voyage à Londres fut exécuté en 1764, un an avant le voyage en Prusse.
  2. Karamsin l’appelle le Turenne russe.