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man ! Cependant telle fut l’inscription qu’il fit graver sur sa tombe : « Honneurs, richesses, puissance souveraine, j’ai joui de tout. Estimé et craint des princes mes contemporains, ils ont envié mon bonheur, ils ont été jaloux de ma gloire, ils ont recherché mon amitié. J’ai, dans le cours de ma vie, exactement marqué tous les jours où j’ai goûté un plaisir pur et véritable, et dans un règne de cinquante années je n’en ai compté que quatorze… »

Le calife avait calculé ses journées comme tous ceux qui se plaignent de la vie, par les grands plaisirs qui sont assez rares et par les grandes peines qui le sont un peu moins. Si Turenne n’avait compté qu’autant de moments heureux qu’il pouvait compter de batailles gagnées, Turenne aurait pu dire comme le calife : Je n’ai eu que quatorze beaux jours.

Ibid. — On est, dit-on, bien nourri, bien couché à la Bastille, et l’on y meurt de chagrin. Pourquoi ? C’est qu’on n’y vaque point à ses occupations ordinaires.

Ce n’est pas cela. C’est qu’on n’est pas maître d’y vaquer ou de n’y pas vaquer ; c’est qu’en quelque endroit que l’on soit on s’y trouve mal, ne fût-ce que pour un jour, lorsqu’on n’en saurait sortir. C’est qu’au moment où un despote vous dit : Je veux que tu restes là… il vous ramène au caractère sauvage et primitif, et si la parole est arrêtée, le cœur répond tout bas : je ne veux pas rester. Et puis, ne dirait-on pas qu’on a tout ce qui fait le bonheur d’un homme sensible, honnête, compatissant, studieux, actif, lorsqu’on est bien nourri et bien couché ? L’auteur ne sait pas que celui que l’autorité tient dans une prison, innocent ou coupable, tremble pour sa vie, et qu’il n’y a que la liberté qu’on lui accordera qui puisse le délivrer de cette terrible inquiétude ; il ne sait pas ce que c’est que l’idée d’une détention qui n’aura point de fin, et il n’y a pas un des malheureux renfermés à la Bastille qui n’ait cette idée.

Page 243. — La condition de l’ouvrier qui, par un travail modéré, pourvoit à ses besoins et à ceux de sa famille, est de toutes les conditions peut-être la plus heureuse.

Toute condition qui ne permet pas à l’homme de tomber malade sans tomber dans la misère est mauvaise.

Toute condition qui n’assure pas à l’homme une ressource dans l’âge de la vieillesse est mauvaise.