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Combien d’ateliers dans la France même, moins nombreux, mais presque aussi funestes !

Lorsque je repasse en revue la multitude et la variété des causes de la dépopulation, je suis toujours étonné que le nombre des naissances excède d’un dix-neuvième celui des morts.

Si Rousseau, au lieu de nous prêcher le retour dans la forêt, s’était occupé à imaginer une espèce de société moitié policée et moitié sauvage, on aurait eu, je crois, bien de la peine à lui répondre.

L’homme s’est rassemblé pour lutter avec le plus d’avantage contre son ennemie constante, la nature ; mais il ne s’est pas contenté de la vaincre, il en a voulu triompher. Il a trouvé la cabane plus commode que l’antre et il s’est logé dans une cabane ; fort bien, mais quelle énorme distance de la cabane au palais ! Est-il mieux dans le palais que dans la cabane ? j’en doute. Combien il s’est donné de peines pour n’ajouter à son sort que des superfluités et compliquer à l’infini l’ouvrage de son bonheur !

Helvétius a dit, avec raison, que le bonheur d’un opulent était une machine où il y avait toujours à refaire. Cela me semble bien plus vrai de nos sociétés. Je ne pense pas, comme Rousseau, qu’il fallût les détruire quand on le pourrait, mais je suis convaincu que l’industrie de l’homme est allée beaucoup trop loin, et que si elle se fût arrêtée beaucoup plus tôt et qu’il fût possible de simplifier son ouvrage, nous n’en serions pas plus mal. Le chevalier de Chastellux[1] a très-bien distingué un règne brillant d’un règne heureux ; il serait tout aussi facile d’assigner la différence d’une société brillante et d’une société heureuse. Helvétius a placé le bonheur de l’homme social dans la médiocrité ; et je crois qu’il y a pareillement un terme dans la civilisation, un terme plus conforme à la félicité de l’homme en général et bien moins éloigné de la condition sauvage qu’on ne l’imagine ; mais comment y revenir quand on s’en est écarté, comment y rester quand on y serait ? Je l’ignore. Hélas ! l’état social s’est peut-être acheminé à cette perfection funeste dont nous jouissons, presque aussi nécessairement que les cheveux blancs nous couronnent dans la vieillesse. Les législateurs

  1. Dans son livre : De la félicité publique (Amsterdam, 1772, 2 v. in-8), que Voltaire mettait au-dessus de l’Esprit des lois.