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goûts, à ses passions, à ses fantaisies, rien qui excède les justes limites qui lui sont prescrites par sa richesse. Il a de l’or ; quel emploi veut-on qu’il en lasse, si ce n’est de multiplier ses jouissances ?

Il n’y a point de luxe chez le citoyen aisé, s’il n’a ni goûts, ni passions, ni fantaisies ruineuses.

Il ne peut y avoir de luxe chez le pauvre, puisqu’il manque du nécessaire à ses besoins.

Le luxe naît donc d’un usage insensé de sa fortune.

Et quelle peut être la cause de cet usage insensé, je ne dis pas dans un citoyen, mais chez toute une nation ?

Cette cause ? C’est le trop d’importance attachée à la richesse jointe à une distribution trop inégale de la fortune.

Alors la société se divise en deux classes : une classe très-étroite des citoyens qui sont riches et une classe très-nombreuse des citoyens qui sont pauvres.

Dans la première classe, le luxe est une ostentation de la richesse ; dans la seconde, le luxe est un masque de la misère. Cette ostentation, poussée à l’excès, amène la ruine du riche, et, de là, le peu de durée des grandes fortunes.

Ce masque comble la misère du pauvre.

Cette espèce de luxe est nécessairement suivi de la corruption des mœurs, de la décadence du goût et de la chute de tous les arts.

Par une sotte émulation il n’y a point d’extravagances dans lesquelles le riche ne se précipite, point de bassesses auxquelles le pauvre ne se détermine.

L’extérieur confond tous les rangs. Pour soutenir cet extérieur, hommes et femmes, grands et petits, tous se prostituent en cent manières diverses. L’indigence est la seule chose dont on rougisse.

On fait beaucoup de statues, mais on les fait mauvaises ; on fait beaucoup de tableaux, mais on n’en fait point de bons ; on fait beaucoup de pendules, de montres, mais on les fabrique mal. Rien n’est d’utilité, tout est de parade.

Si l’on suppose une répartition plus égale de la richesse et une aisance nationale proportionnée aux différentes conditions, si l’or cesse d’être la représentation de toutes les sortes de mérite, alors on verra naître un autre luxe. Ce luxe, que j’appelle le bon, produira des effets tout contraires au premier.