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CHAPITRE VI.


Page 27. — L’ouvrage est excellent ; il est publié, et le public ne paye point sa dette.

Helvétius dénature tout. Cela est presque sans exemple, et j’ai vu plus souvent des ouvrages médiocres, ou même mauvais, applaudis, que des ouvrages excellents ou bons, ignorés ou décriés.

Dans le premier moment, on parle légèrement des beautés et l’on appuie sur les petits défauts. L’éloge des beautés est pour l’auteur, la critique des défauts est pour soi. Ensuite il devient un sujet d’entretien et de dispute, il fait schisme, et tant mieux. Dans la chaleur du schisme, on exagère en bien et en mal. Enfin le silence se fait, l’impartialité s’établit, et la sentence définitive se prononce. L’auteur est mécontent, parce qu’il s’est promis plus de succès qu’il n’en obtient ; parce que la petite feuille de laurier qu’on lui accorde ne le dédommage pas de la peine qu’il s’est donnée ; que cette même récompense s’est fait attendre trop longtemps, et qu’il s’est refroidi.

Page 28. — La première jeunesse ne connaît pas l’envie.

Dieu soit loué ! je suis resté bien jeune. J’en atteste tous ceux qui cultivent les lettres et dont je suis connu, je m’intéresse plus fortement à la perfection de l’ouvrage d’un autre qu’à la perfection du mien ; mon succès me touche moins que le succès de mon ami ; je réponds de toute ma force à la marque d’estime que je reçois de celui qui me consulte. Pourquoi m’affligerais-je des applaudissements qu’on lui donne ? J’en recueille secrètement ma part. Je n’ai jamais été blessé que d’une espèce de petite fausseté, c’est d’avoir si rarement l’avantage d’indiquer à l’auteur soit un défaut, soit une beauté sur laquelle il ne vous ait pas gagné de vitesse : ce que vous lui dites, il le savait. Pour l’oubli des pages que j’ai semées dans plusieurs ouvrages, je suis accoutumé à le rencontrer et à le pardonner.

Page 30. — Qui peut se vanter d’avoir loué courageusement le génie ?

Réponse. Moi, moi.

Je crois m’être bien examiné et n’avoir jamais souffert du succès d’autrui, pas même lorsque je haïssais. J’ai dit quelque-