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quoi donc la solution de ces problèmes est-elle à peine au niveau des plus vastes têtes ? C’est par cette identité même qui ne permet pas de remuer une pierre, sans qu’il en résulte une infinité de contre-coups dont il faut calculer les effets ensemble et séparément ; c’est qu’il faut y faire entrer les opinions, les préjugés et les usages. Trois excellents esprits ont agité la question de la liberté du commerce des grains[1] ; mille autres ont lu, médité leurs ouvrages avec un intérêt proportionné à une question où il s’agit de la subsistance et de la vie d’un peuple entier. Où en est-elle ? Au premier pas ; et M. Turgot prétend que le bien ou le mal de son édit ne sera évident que dans une dizaine d’années.

Page 195. — Le génie a-t-il aperçu et démontré clairement une vérité, à l’instant les esprits ordinaires la saisissent.

Cela n’est pas vrai. Pendant longtemps il n’y eut que trois hommes en Europe qui entendissent la petite géométrie de Descartes.

Quoi de plus identique que les vérités de la science des combinaisons et des probabilités ? Tâchez de résoudre quelques-uns de ces problèmes ; tâchez d’entendre l’ouvrage de Moivre, intitulé De la Doctrine des chances[2].

Lisez Bernoulli, et il vous dira que l’art des probabilités présente des questions qui ne sont ni plus ni moins difficiles que la quadrature du cercle.

Si ces questions sont solubles, et cela par des hommes communément organisés, pourquoi ne l’ont-elles pas été par les premiers génies ?

— C’est la faute du hasard.

— C’est bientôt dit, la faute du hasard.

Il n’y a aucun temps où les hautes vérités deviennent communes, et les principes de mathématiques, de philosophie naturelle de Newton ne seront jamais une lecture vulgaire.

  1. Galiani, Morellet, Turgot. L’édit de Turgot rétablissait la liberté du commerce des grains. Peu de temps après le moment où Diderot écrivait ces lignes, la querelle recommençait, et Necker, Linguet, Mallet du Pan y prenaient part (1775).
  2. En anglais, in-8o, 1716. Abraham Moivre, né à Vitry, en Champagne, s’était établi à Londres où il mourut en 1756. Il était calviniste et avait suivi sa famille expatriée à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. C’était un des amis les plus distingués de Newton et il fut choisi comme un des juges de la dispute entre ce dernier et Leibnitz sur la priorité de la découverte du calcul infinitésimal.