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pas des sots, embrassèrent la sottise du christianisme et pourquoi quelques-uns périrent pour sa défense.

C’est qu’Helvétius et moi nous nous serions faits unitaires dans Athènes, sous Socrate ; chrétiens sous Constantin ; disciples d’Aristote, il y a deux cents ans ; malebranchistes ou cartésiens, il y en a cent ; newtonianistes, il y en a trente. C’est qu’avides d’illustration, si, dans le cours de nos premières années, la société se trouve divisée en deux factions, l’on se jette dans l’une ou dans l’autre, selon son goût, son tour d’esprit, son caractère et ses liaisons. Le mélancolique se fait disciple de Jansénius, le voluptueux s’enrôle sous Molina. La dispute dure, on se persécute, on s’extermine pour des sottises. Le dégoût et la lassitude surviennent ; la vérité se montre à quelques hommes sensés : la discussion d’une seule erreur conduit à des principes qui en attaquent cent autres. Et qu’importe d’où vienne le talent ? que le germe en soit dans l’organisation, ou qu’il soit acquis de toute pièce, il n’en est pas moins égaré par les circonstances. On passe sa vie à se creuser sur des inepties, le temps et la nécessité y donnent de l’importance, on n’en revient plus. Si j’avais écrit les douze volumes in-folio d’Augustin sur la grâce, je ferais dépendre de ce système le bonheur de l’univers ; si j’étais contraint d’aller toutes les nuits chanter des matines, j’imaginerais, je crois, que c’est mon chant nocturne qui éteint la foudre dans les mains de l’Éternel prêt à frapper le pécheur qui dort. C’est ainsi que, par l’importance que l’on attache à des devoirs frivoles, on échappe à l’ennui.

Le Christ, ou Paul son disciple[1], a dit que l’Église avait besoin d’hérésies ; je ne sais s’il a senti toute la force de son idée. Ces hérésies sont comme les tonneaux vides qu’on jette à la baleine : tandis que le monstre terrible s’amuse de ces tonneaux, le vaisseau échappe au danger. Tandis que les esprits s’occupent de l’hérésie, le gros de la doctrine échappe à l’examen ; mais il faut que le moment fatal arrive, c’est celui où la dispute cesse : alors on tourne contre le tronc des armes aiguisées sur les branches, à moins qu’une nouvelle hérésie ne succède à la première : un nouveau tonneau qui amuse la baleine.

  1. C’est Paul : Oportet hæreses esse, Première épître aux Corinthiens, xi, v 19.