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J’y ai observé deux phénomènes que voici : c’est que quand on a tout vu dans une question on n’en parle plus.

C’est que quand le génie désespère d’aller plus loin, il s’arrête, se dégoûte et s’égare dans une autre route.

La même chose lui arrive encore, lorsque les difficultés faciles à vaincre ont amené son dédain.

Ibid. — Pourquoi les hommes de génie sont-ils moins rares sous les bons gouvernements ?

C’est que les enfants de parents riches se choisissent plus librement un état et sont plus maîtres de suivre leur goût naturel ; c’est que le génie est un germe dont la bienfaisance hâte le développement, et que la misère publique, compagne de la tyrannie, étouffe ou retarde ; c’est que sous le despotisme l’homme de génie partage peut-être plus qu’un autre l’abattement général des âmes. À ces raisons ajoutez celles de l’auteur.

Ibid. — On naît poëte, on devient orateur : Fiunt oratores, nascuntur poetæ.

Cette maxime n’est ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse. La poésie suppose une exaltation de tête qui tient presque à l’inspiration divine. Il vient au poëte des idées profondes dont il ignore et le principe et les suites. Fruits d’une longue méditation dans le philosophe, il en est étonné, il s’écrie : « Qui est-ce qui a inspiré tant de sagesse à cette espèce de fou-là ?… » Je vois moins de verve et plus de jugement dans l’orateur ; mais je pense qu’à strictement parler, Démosthène naquit orateur comme Homère était né poëte : seulement le talent de l’orateur se décèle plus tard ; on est poëte au berceau, on n’est guère orateur que dans l’âge mûr. Le poëte n’a point de précepteur, toutes les circonstances de la vie nous enseignent l’art oratoire.

Ibid. — Pour atteindre à certaines idées, il faut méditer ; chacun en est-il capable ? Oui, lorsqu’un intérêt puissant l’anime.

On sent si bien ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas, qu’enfermez-moi à la Bastille et dites-moi : « Vois-tu ce lacet ? il faut dans un an, dans deux ans, dans dix ans d’ici, tendre le cou et l’accepter, ou faire une belle scène de Racine… » Je répondrai : « Ce n’est pas la peine de tant attendre ; finissons, et qu’on m’étrangle sur-le-champ. »

Si ma liberté et mon salut sont attachés à la production d’une belle scène à la Corneille, je n’en désespérerai pas.