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il ne le devient que par une sorte de singularité qui le rend personnel à l’auteur : il faut pouvoir dire : C’est le sublime d’un tel. Ainsi : qu’il mourût, est le sublime de Corneille ; Tu ne dormiras plus, est le sublime de Shakespeare. J’ai beau laver ces mains, j’y vois toujours du sang ; ce vers est de moi, mais le sublime est de l’auteur anglais.

Mais il y a assez longtemps que je résous vos sophismes ; auriez-vous la bonté de vous occuper un moment à résoudre les miens ?

Vous avez connu la Riccoboni[1] ; eh ! c’était votre amie. Elle avait été mieux élevée et possédait à elle seule plus d’esprit, de finesse et de goût, que toute la troupe italienne fondue ensemble. Elle avait la mort dans l’âme au sortir de la scène. Elle passait les jours et les nuits à l’étude de ses rôles. Ce que je vous dis là, je le tiens d’elle. Elle s’exerçait seule, elle prenait les leçons et les conseils de ses amis et des meilleurs acteurs ; elle n’a jamais pu atteindre à la médiocrité. Pourquoi cela, s’il vous plaît ? C’est que l’aptitude naturelle à la déclamation lui manquait. Direz-vous qu’elle a débuté trop tard ? Elle est née dans la coulisse et s’est promenée en lisières sur les planches. Qu’elle n’était pas échauffée d’un assez grand intérêt ? Elle rougissait devant son amant, son amant rougissait d’elle ; elle lui défendait le spectacle, il craignait d’y aller. Qu’elle ne travaillait pas assez ? Il était impossible de travailler davantage. Qu’elle ignorait les principes de son art, faute de l’avoir médité ? Personne ne le connaissait, ne l’avait plus approfondi et n’en parlait mieux qu’elle. Que les qualités extérieures lui manquaient ? Elle n’est ni bien ni mal, et cent autres figures se sont fait pardonner leur laideur par leur talent ; le son de sa voix est agréable ; il ne l’eût pas été, qu’avec du naturel, de la vérité, de la chaleur, des entrailles, elle nous y aurait accoutumés. Mais c’est qu’elle ne manquait ni d’âme ni de sensibilité. Elle partageait sans doute avec tous les acteurs l’influence des causes étrangères qui développent ou qui étouffent le talent, avec cette différence que, fille d’un acteur aimé, elle avait cet avantage dont les autres sont privés. Allons, Helvétius, plus de ces subtilités dont nous ne serions satisfaits ni l’un ni l’autre.

  1. Actrice médiocre qui fit de bons romans qu’on réimprime encore. On trouvera dans le Théâtre de Diderot une lettre d’elle à propos du Père de famille.