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savoir comment l’intérêt, l’éducation, le hasard, donnent de la chaleur à l’homme froid, de la verve à l’esprit réglé, de l’imagination à celui qui n’en a point. Plus j’y rêve, plus le paradoxe de l’auteur me confond. Si cet artiste n’est pas né ivre, la meilleure instruction ne lui apprendra jamais qu’à contrefaire plus ou moins maussadement l’ivresse. De là tant de plats imitateurs de Pindare et de tous les auteurs originaux. Pourquoi les vrais originaux n’ont-ils jamais fait que de mauvaises copies ?

Mais, monsieur Helvétius, nous qui employez assez souvent le mot original, pourriez-vous me dire ce que c’est ? Si vous me dites que c’est l’éducation ou le hasard des circonstances qui fait un original, pourrai-je m’empêcher de rire ?

Selon moi, un original est un être bizarre qui tient sa façon singulière de voir, de sentir et de s’exprimer de son caractère. Si l’homme original n’était pas né, on est tenté de croire que ce qu’il a fait n’aurait jamais été fait, tant ses productions lui appartiennent.

Mais en ce sens, direz-vous, tous les hommes sont des originaux ; car quel est l’homme qui puisse faire exactement ce qu’un autre fait ?

Vous avez raison, mais vous vous seriez épargné cette objection, si vous ne m’eussiez pas interrompu, car j’allais ajouter que son caractère devait trancher fortement avec celui des autres hommes, en sorte que nous ne lui reconnaissions presque aucune sorte de ressemblance qui lui ait servi de modèle, soit dans les temps passés, soit entre ses contemporains. Ainsi, Collé, est un original dans sa versification et ses chansons ; Rabelais, est un original dans son Pantagruel ; Patelin, dans sa Farce ; Aristophane, dans ses Nuées ; Charleval, dans sa Conversation du père Cannaye et du maréchal d’Hocquincourt ; Molière, dans presque toutes ses comédies, mais plus peut-être dans les burlesques que dans les autres ; car qui dit original, ne dit pas toujours beau, il s’en manque de beaucoup. Il n’y a presque aucune sorte de beautés dont il n’existe des modèles antérieurs. Si Shakespeare est un original, est-ce dans ses endroits sublimes ? Aucunement ; c’est dans le mélange extraordinaire, incompréhensible, inimitable, de choses du plus grand goût et du plus mauvais goût, mais surtout dans la bizarrerie de celles-ci. C’est que le sublime par lui-même, j’ose le dire, n’est pas original,