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la crainte de la famine, comme toutes les autres craintes, est dans l’entendement.

Rien ne m’arrive que je n’y voie l’espérance d’un bien ou la crainte d’un mal.

— Mais parce que ce bien et ce mal supposent la sensibilité physique, ils sont physiques ?

L’auteur se trompe quelquefois parce qu’il est trop fin, et quelquefois parce qu’il ne l’est pas assez.

Il y a un bonheur circonscrit qui reste en moi et qui ne s’étend pas au delà. Il y a un bonheur expansif qui se propage, qui se jette sur le présent, qui embrasse l’avenir, et qui se repaît de jouissances morales et physiques, de réalités et de chimères, entassant pêle-mêle de l’argent, des éloges, des tableaux, des statues et des baisers.

Page 114. — Vous supposez un « homme impassible. » Mais un homme impassible à votre manière est un bloc de marbre. Vous demandez que ce bloc de marbre pense et ne sente pas ; ce sont deux absurdités : un bloc de marbre ne saurait penser, et il ne saurait non plus penser sans sentir, que sentir sans penser. Qu’entendez-vous donc par impassible ?

— Inaccessible à toute douleur corporelle.

— Soit. Qu’en concluez-vous ? Qu’il n’aura ni plaisir ni peine ? Je le nie. S’il se plaît à penser ou à étendre ses connaissances, il pensera ; s’il ne se plaît pas à penser, il restera stupide.

— Mais s’il reste stupide, c’est que n’ayant aucun intérêt à exercer cette faculté que je lui ai réservée, il ne l’exercera pas.

— Et vous croyez qu’il ne pourra pas avoir l’intérêt de la curiosité ?

— Je le crois.

— Et vous croyez qu’on ne fait rien pour soi seul ?

— Je le crois.

— Et vous croyez qu’il n’y a aucune sorte de vanité concentrée ?

— Je le crois.

— Que bien que cet être chimérique soit d’une espèce différente de la mienne, il dédaignera mon éloge, surtout s’il connaît toute la force de mon esprit et toute l’étendue de mes lumières ?

— Assurément.