Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, II.djvu/312

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il faut que les notions de matière, d’organisation, de mouvement, de chaleur, de chair, de sensibilité et de vie soient encore bien incomplètes.

Il faut en convenir, l’organisation ou la coordination de parties inertes ne mène point du tout à la sensibilité, et la sensibilité générale des molécules de la matière n’est qu’une supposition, qui tire toute sa force des difficultés dont elle débarrasse, ce qui ne suffit pas en bonne philosophie. Et puis revenons à notre auteur.

Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l’animal, soient aussi les seuls principes des actions de l’homme ?

Sans doute[1], il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les conditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.

Sans alcali et sans sable, il n’y a point de verre ; mais ces éléments sont-ils la cause de la transparence ?

Sans terrains incultes et sans bras on ne défriche point ; mais sont-ce là les motifs de l’agriculteur quand il défriche ?

Prendre des conditions pour des causes, c’est s’exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes.

Si je disais : Il faut être pour sentir, il faut sentir pour être animal ou homme, il faut être animal ou homme pour être avare, ambitieux et jaloux ; donc la jalousie, l’ambition, l’avarice ont pour principes l’organisation, la sensibilité, l’existence… pourriez-vous vous empêcher de rire ? Et pourquoi ? C’est que je prendrais la condition de toute action animale en général pour le motif de l’action de l’individu d’une espèce d’animal qu’on appelle homme.

Tout ce que je fais, assurément je le fais pour sentir agréablement, ou de peur de sentir douloureusement ; mais le mot sentir n’a-t-il qu’une seule acception ?

N’y a-t-il que du plaisir physique à posséder une belle femme ? N’y a-t-il que de la peine physique à la perdre ou par la mort ou par l’inconstance ?

  1. La fin de ce chapitre a été citée par Naigeon (Mémoires), sauf le deuxième et le troisième paragraphe.