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laine[1], enrôlez-moi dans une troupe de comédiens, et je ne composerai ni Hamlet, ni le King Lear, ni le Tartuffe, ni les Femmes savantes, et mon grand-père avec son plût à Dieu n’aura dit qu’une sottise[2]. J’ai été plus amoureux que Corneille[3], j’ai fait aussi des vers pour celle que j’aimais ; mais je n’ai fait ni le Cid, ni Rodogune. Oui, monsieur Helvétius, on vous objectera que de pareils hasards ne produisent de pareils effets que sur des hommes organisés d’une certaine manière, et vous ne répondrez rien qui vaille à cette objection.

Il en est de ces hasards comme de l’étincelle qui enflamme un tonneau d’esprit-de-vin, ou qui s’éteint dans un baquet d’eau.

Page 26. — Le génie ne peut être que le produit d’une attention forte… (et page 27) Le génie est un produit de hasards.

On conviendra que voilà d’étranges assertions. Je me rongerais les doigts jusqu’au sang que le génie ne me viendrait pas. J’ai beau rêver à tous les hasards heureux qui pourraient me le donner, je n’en devine aucun.

Mais accordons à l’auteur qu’avec une attention forte et concentrée dans un seul objet important, on acquerra du génie. Vous verrez que, de quelque manière qu’on soit organisé, on est maître de s’appliquer fortement ! Il y a des hommes, et c’est le grand nombre, incapables d’aucune longue et violente contention d’esprit. Ils sont toute leur vie ce que Newton, Leibnitz, Helvétius étaient quelquefois. Que faire de ces gens-là ? Des commis.

Page ibid. — La seule disposition qu’en naissant l’homme

  1. « Si Shakespeare eût, comme son père, toujours été marchand de laine, si sa mauvaise conduite ne l’eût forcé de quitter son commerce et sa province, s’il ne se fût point associé à des libertins, n’eût point volé des daims dans le parc d’un lord, n’eût point été réduit à se sauver à Londres, à s’engager dans une troupe de comédiens, et qu’enfin, ennuyé d’être un acteur médiocre, il ne se fût pas fait auteur ; l’insensé Shakespeare n’eût jamais été le célèbre Shakespeare. » De l’Homme.
  2. « Le grand-père de Molière aimait la comédie, il y menait souvent son petit-fils. Le jeune homme vivait dans la dissipation ; le père s’en apercevant, demande en colère si l’on veut faire de son fils un comédien. Plût à Dieu, répond le grand-père, qu’il fût aussi bon acteur que Monrose ! Ce mot frappe le jeune Molière ; il prend en dégoût son métier, et la France doit son plus grand comique au hasard de cette réponse. » De l’Homme.
  3. « Corneille aime, il fait des vers pour sa maîtresse, devient poëte, compose Mélite, puis Cinna, Rodogune, etc. » De l’Homme.