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de la méthode ressemble à l’échafaud qu’on laisserait toujours subsister après que le bâtiment est élevé. C’est une chose nécessaire pour travailler, mais qu’on ne doit plus apercevoir quand l’ouvrage est fini. Elle marque un esprit trop tranquille, trop maître de lui-même. L’esprit d’invention s’agite, se meut, se remue d’une manière déréglée ; il cherche. L’esprit de méthode arrange, ordonne, et suppose que tout est trouvé… Voilà le défaut principal de cet ouvrage. Si tout ce que l’auteur a écrit eût été entassé comme pêle-mêle, qu’il n’y eût eu que dans l’esprit de l’auteur un ordre sourd, son livre eût été infiniment plus agréable, et, sans le paraître, infiniment plus dangereux… Ajoutez à cela qu’il est rempli d’historiettes : or, les historiettes vont à merveille dans la bouche et dans l’écrit d’un homme qui semble n’avoir aucun but, et marcher en dandinant et nigaudant ; au lieu que ces historiettes n’étant que des faits particuliers, on exige de l’auteur méthodique des raisons en abondance et des faits avec sobriété… Parmi les faits répandus dans le livre de l’Esprit, il y en a de mauvais goût et de mauvais choix. J’en dis autant des notes. Un ami sévère eût rendu en cela un bon service à l’auteur. D’un trait de plume, il en eût ôté tout ce qui déplaît… Il y a dans cet ouvrage des vérités qui contristent l’homme, annoncées trop crûment… Il y a des expressions qui se prennent dans le monde communément en mauvaise part, et auxquels l’auteur donne, sans en avertir, une acception différente. Il aurait dû éviter cet inconvénient… Il y a des chapitres importants, qui ne sont que croqués… Dix ans plus tôt, cet ouvrage eût été tout neuf ; mais aujourd’hui l’esprit philosophique a fait tant de progrès, qu’on y trouve peu de choses nouvelles… C’est proprement la préface de l’Esprit des lois, quoique l’auteur ne soit pas toujours du sentiment de Montesquieu… Il est inconcevable que ce livre, fait exprès pour la nation, car partout il est clair, partout amusant, ayant partout du charme, les femmes y paraissant partout comme les idoles de l’auteur, étant proprement le plaidoyer des subordonnés contre leurs supérieurs, paraissant dans un temps où tous les ordres foulés sont assez mécontents, où l’esprit de fronde est plus à la mode que jamais, où le gouvernement n’est ni excessivement aimé, ni prodigieusement estimé ; il est bien étonnant que, malgré cela, il ait révolté presque tous les esprits.