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d’amour et de compassion, pour épargner à son enfant tout ce que j’ai enduré et tout ce que j’endurerai jusqu’à la fin de mes jours ! Si ma mère m’eût étouffée en naissant, je serais morte ; mais je n’aurais pas senti la mort, et j’aurais échappé à la plus malheureuse des conditions. Combien j’ai souffert ! et qui sait ce qui me reste à souffrir jusqu’à ce que je meure ? Représente-toi bien, Père, les peines qui sont réservées à une Indienne parmi ces Indiens. Ils nous accompagnent dans les champs avec leur arc et leurs flèches. Nous y allons, nous, chargées d’un enfant qui pend à nos mamelles, et d’un autre que nous portons dans une corbeille. Ils vont tuer un oiseau, ou prendre un poisson. Nous bêchons la terre, nous ; et après avoir supporté toute la fatigue de la culture, nous supportons toute celle de la moisson. Ils reviennent le soir sans aucun fardeau ; nous, nous leur apportons des racines pour leur nourriture, et du maïs pour leur boisson. De retour chez eux, ils vont s’entretenir avec leurs amis ; nous, nous allons chercher du bois et de l’eau pour préparer leur souper. Ont-ils mangé, ils s’endorment ; nous, nous passons presque toute la nuit à moudre le maïs et à leur faire la chica, et quelle est la récompense de nos veilles ? Ils boivent leur chica, ils s’enivrent ; et quand ils sont ivres, ils nous traînent par les cheveux, et nous foulent aux pieds. Ah ! Père, plût à Dieu que ma mère m’eût étouffée en naissant ! Tu sais toi-même si nos plaintes sont justes. Ce que je te dis, tu le vois tous les jours. Mais notre plus grand malheur, tu ne saurais le connaître. Il est triste pour la pauvre Indienne de servir son mari comme une esclave, aux champs accablée de sueurs, et au logis privée de repos ; mais il est affreux de le voir, au bout de vingt ans, prendre une autre femme plus jeune, qui n’a point de jugement. Il s’attache à elle. Elle nous frappe, elle frappe nos enfants, elle nous commande, elle nous traite comme ses servantes ; et au moindre murmure qui nous échapperait, une branche d’arbre levée… Ah ! Père, comment veux-tu que nous supportions cet état ? Qu’a de mieux à faire une Indienne, que de soustraire son enfant à une servitude mille fois pire que la mort ? Plût à Dieu, Père, je te le répète, que ma mère m’eût assez aimée pour m’enterrer lorsque je naquis ! Mon cœur n’aurait pas tant à souffrir, ni mes yeux à pleurer ! »