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SUR LES FEMMES[1]


(1772)




J’aime Thomas ; je respecte la fierté de son âme et la noblesse de son caractère : c’est un homme de beaucoup d’esprit ; c’est un homme de bien ; ce n’est donc pas un homme ordinaire. À en juger par sa Dissertation sur les Femmes[2], il n’a pas assez éprouvé une passion que je prise davantage pour les peines dont elle nous console que pour les plaisirs qu’elle nous donne. Il a beaucoup pensé, mais il n’a pas assez senti. Sa tête s’est tourmentée, mais son cœur est demeuré tranquille. J’aurais écrit avec moins d’impartialité et de sagesse ; mais je me serais occupé avec plus d’intérêt et de chaleur du seul être de la nature qui nous rende sentiment pour sentiment, et qui soit heureux du bonheur qu’il nous fait. Cinq ou six pages de verve répandues dans son ouvrage auraient rompu la continuité de ses observations délicates et en auraient fait un ouvrage charmant. Mais il a voulu que son livre ne fût d’aucun sexe ; et il n’y a malheureusement que trop bien réussi. C’est un hermaphrodite, qui n’a ni le nerf de l’homme ni la mollesse de la femme. Cependant peu de nos écrivains du jour auraient été capables d’un travail où l’on remarque de l’érudition, de la raison, de la finesse, du style, de l’harmonie ; mais pas assez de variété, de cette souplesse propre à se prêter à l’infinie diversité d’un être extrême dans sa force et dans sa faiblesse, que la

  1. Ce morceau se trouve dans la Correspondance littéraire de Grimm, année 1772, avec des changements qu’il s’est permis de faire ; nous ne rapporterons que deux variantes qui nous ont paru mériter quelque intérêt. (Br.) — L’article Sur les Femmes, quoique court, mérite bien d’être distingué des articles de pure critique au jour le jour comme Diderot en fournissait tant à Grimm. Il fait partie de cette série qu’il appelait les petits papiers, « c’est-à-dire les petits chefs-d’œuvre, » ajoute Sainte-Beuve.
  2. Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différents siècles. Paris, 1772, in-8o, fig.