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animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que, venant à s’étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout ; au lieu de la main d’un homme, vous aurez le pied d’un cheval[1]. Quand on voit les métamorphoses successives de l’enveloppe du prototype, quel qu’il ait été, approcher un règne d’un autre règne par des degrés insensibles, et peupler les confins des deux règnes (s’il est permis de se servir du terme de confins où il n’y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les confins des deux règnes, d’êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande partie des formes, des qualités et des fonctions de l’un, et revêtus des formes, des qualités, des fonctions de l’autre, qui ne se sentirait porté à croire qu’il n’y a jamais eu qu’un premier être prototype de tous les êtres ? Mais, que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur Baumann[2], comme vraie, ou rejetée avec M. de Billion comme fausse, on ne niera pas qu’il ne faille l’embrasser comme une hypothèse essentielle au progrès de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la découverte et à l’explication des phénomènes qui dépendent de l’organisation. Car il est évident que la nature n’a pu conserver tant de ressemblance dans les parties, et affecter tant de variété dans les formes, sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce qu’elle a dérobé dans un autre. C’est une femme qui aime à se travestir, et dont les différents déguisements, laissant échapper tantôt une partie, tantôt une autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité, de connaître un jour toute sa personne.

  1. Voyez l’Histoire naturelle générale et particulière, Description du Cheval, par M. Daubenton. (Diderot.)
  2. Baumann était le pseudonyme de Maupertuis pour la thèse inaugurale citée dans l’avant-dernière note. Cette thèse reparut en français un peu après la publication de l’Interprétation de la Nature, sous ce titre : Essai sur la fonction des corps organisés, avec un avertissement de l’éditeur (l’abbé Trublet), Berlin (Paris), 1754. In-12. On la donnait comme une traduction, mais, ainsi que le fait remarquer Grimm, c’était le « vrai original » malheureusement « défiguré par une préface fort plate » où Fréron et Diderot sont mis sur la même ligne. Dans les Œuvres de Maupertuis, Lyon, 1768 (1756), cette dissertation porte le titre de : Système de la Nature, comme le livre de d’Holbach, avec lequel il ne faut pas la confondre.