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manquer ; sentiment injuste de l’homme ; conséquence de nos fausses mœurs, et d’un droit de propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant, et libre.

A. Ainsi la jalousie, selon vous, n’est pas dans la nature ?

B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la nature.

A. Le jaloux est sombre.

B. Comme le tyran, parce qu’il en a la conscience.

A. La pudeur ?

B. Mais vous m’engagez là dans un cours de morale galante. L’homme ne veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissances. Celles de l’amour sont suivies d’une faiblesse qui l’abandonnerait à la merci de son ennemi. Voilà tout ce qu’il peut y avoir de naturel dans la pudeur : le reste est d’institution.

— L’aumônier remarque, dans un troisième morceau que je ne vous ai point lu, que le Taïtien ne rougit pas des mouvements involontaires qui s’excitent en lui à côté de sa femme, au milieu de ses filles ; et que celles-ci en sont spectatrices, quelquefois émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la femme devint la propriété de l’homme, et que la jouissance furtive d’une fille fut regardée comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, bienséance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, on voulut élever entre les deux sexes, des barrières qui les empêchassent de s’inviter réciproquement à la violation des lois qu’on leur avait imposées, et qui produisirent souvent un effet contraire, en échauffant l’imagination et en irritant les désirs. Lorsque je vois des arbres plantés autour de nos palais, et un vêtement de cou qui cache et montre une partie de la gorge d’une femme, il me semble reconnaître un retour secret vers la forêt, et un appel à la liberté première de notre ancienne demeure. Le Taïtien nous dirait : Pourquoi te caches-tu ? de quoi es-tu honteux ? fais-tu le mal, quand tu cèdes à l’impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, présente-toi franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, reçois-le avec la même franchise.

A. Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes civilisés, il est rare que nous ne finissions pas comme le Taïtien.