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nations tant anciennes que modernes, et vous trouverez les hommes assujettis à trois codes, le code de la nature, le code civil, et le code religieux, et contraints d’enfreindre alternativement ces trois codes qui n’ont jamais été d’accord ; d’où il est arrivé qu’il n’y a eu dans aucune contrée, comme Orou l’a deviné de la nôtre, ni homme, ni citoyen, ni religieux.

A. D’où vous conclurez, sans doute, qu’en fondant la morale sur les rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse devient peut-être superflue ; et que la loi civile ne doit être que renonciation de la loi de nature.

B. Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de faire des bons.

A. Ou que, si l’on juge nécessaire de les conserver toutes trois, il faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de la première, que nous apportons gravée au fond de nos cœurs, et qui sera toujours la plus forte.

B. Cela n’est pas exact. Nous n’apportons en naissant qu’une similitude d’organisation avec d’autres êtres, les mêmes besoins, de l’attrait vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes peines : voilà ce qui constitue l’homme ce qu’il est, et doit fonder la morale qui lui convient.

A. Cela n’est pas aisé.

B. Cela est si difficile, que je croirais volontiers le peuple le plus sauvage de la terre, le Taïtien qui s’en est tenu scrupuleusement à la loi de la nature, plus voisin d’une bonne législation qu’aucun peuple civilisé.

A. Parce qu’il lui est plus facile de se défaire de son trop de rusticité, qu’à nous de revenir sur nos pas et de réformer nos abus.

B. Surtout ceux qui tiennent à l’union de l’homme et de la femme.

A. Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu’elle nous répondra sur ce point.

B. J’y consens.

A. Le mariage est-il dans la nature ?

B. Si vous entendez par le mariage la préférence qu’une femelle accorde à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle qu’un mâle donne à une femelle sur toutes les autres femelles ;