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A. Quoique un peu modelé à l’européenne.

B. Je n’en doute pas.

— Ici le bon aumônier se plaint de la brièveté de son séjour dans Taïti, et de la difficulté de mieux connaître les usages d’un peuple assez sage pour s’être arrêté de lui-même à la médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilité lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s’être mis à l’abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son innocence, son repos et sa félicité n’eussent rien à redouter d’un progrès trop rapide de ses lumières. Rien n’y était mal par l’opinion et par la loi, que ce qui était mal de sa nature. Les travaux et les récoltes s’y faisaient en commun. L’acception du mot propriété y était très-étroite ; la passion de l’amour, réduite à un simple appétit physique, n’y produisait aucun de nos désordres. L’île entière offrait l’image d’une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait les divers appartements d’une de nos grandes maisons. Il finit par protester que ces Taïtiens seront toujours présents à sa mémoire, qu’il avait été tenté de jeter ses vêtements dans le vaisseau et de passer le reste de ses jours parmi eux, et qu’il craint bien de se repentir plus d’une fois de ne l’avoir pas fait.

A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à tirer des mœurs et des usages bizarres d’un peuple non civilisé ?

B. Je vois qu’aussitôt que quelques causes physiques, telles, par exemple, que la nécessité de vaincre l’ingratitude du sol, ont mis en jeu la sagacité de l’homme, cet élan le conduit bien au delà du but, et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l’océan sans bornes des fantaisies, d’où l’on ne se retire plus. Puisse l’heureux Taïtien s’arrêter où il en est ! Je vois qu’excepté dans ce recoin écarté de notre globe, il n’y a point eu de mœurs, et qu’il n’y en aura peut-être jamais nulle part.

A. Qu’entendez-vous donc par des mœurs ?

B. J’entends une soumission générale et une conduite conséquente à des lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les mœurs sont bonnes ; si les lois sont mauvaises, les mœurs sont mauvaises ; si les lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition d’une société, il n’y a point de mœurs. Or, comment voulez-vous que des lois s’observent quand elles se contredisent ? Parcourez l’histoire des siècles et des