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parmi eux qu’ils sont devenus voleurs ; à peine êtes-vous descendu dans leur terre qu’elle a été teinte de sang ; ce Taïtien qui vous reçut en criant Tayo, ami, ami, vous l’avez tué, et pourquoi l’avez-vous tué ? Parce qu’il avait été séduit par l’éclat de vos guenilles européennes ; il vous donnait ses fruits, sa maison, sa femme, sa fille, et vous l’avez tué pour un morceau de verre qu’il vous dérobait. Ces Taïtiens, je les vois se sauver sur les montagnes, remplis d’horreur et de crainte ; sans ce vieillard respectable qui vous protège, en un instant vous seriez tous égorgés. Ô père respectable de cette famille nombreuse, que je t’admire, que je te loue ! Lorsque tu jettes des regards de dédain sur ces étrangers sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni crainte, ni curiosité, ton silence, ton air rêveur et soucieux ne décèlent que trop ta pensée : tu gémis au dedans de toi-même sur les beaux jours de ta contrée éclipsés. Console-toi ; tu touches à tes derniers instants et la calamité que tu pressens, tu ne la verras pas.

Vous vous promenez, vous et les vôtres, monsieur de Bougainville, dans toute l’île ; partout vous êtes accueilli, vous jouissez de tout, et personne ne vous en empêche ; vous ne trouvez aucune porte fermée, parce que l’usage des portes est ignoré ; on vous invite, vous vous asseyez ; on vous étale toute l’abondance du pays. Voulez-vous des jeunes filles ? ne les ravissez pas ; voilà leurs mères qui vous les présentent toutes nues ; voilà les cases pleines d’hommes et de femmes ; vous voilà possesseur de la jeune victime du devoir hospitalier. La terre se jonche de feuillages et de fleurs, les musiciens ont accordé leurs instruments, rien ne troublera la douceur de vos embrassements ; on y répondra sans contrainte ; l’hymne se chante, l’hymne vous invite à être homme, l’hymne invite votre amante à être femme, et femme complaisante, voluptueuse et tendre ; c’est au sortir des bras de cette femme que vous avez tué son ami, son frère, son père peut-être ! Enfin vous vous éloignez de Taïti, vous allez recevoir les adieux de ces bons et simples insulaires ; puissiez-vous, et vous et vos concitoyens, et les autres habitants de notre Europe, être engloutis au fond des mers plutôt que de les revoir. Dès l’aube du jour ils s’aperçoivent que vous mettez à la voile ; ils se précipitent sur vous, ils vous embrassent, ils pleurent. Pleurez, malheureux Taïtiens,