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m’en réjouis ; en vingt-quatre heures on en obtient une barrique d’eau douce.

Ah ! monsieur de Bougainville, éloignez votre vaisseau des rives de ces innocents et fortunés Taïtiens ; ils sont heureux et vous ne pourrez que nuire à leur bonheur. Ils suivent l’instinct de la nature, et vous allez effacer ce caractère auguste et sacré. Tout est à tous, et vous allez leur porter la funeste distinction du tien et du mien ; leurs femmes et leurs filles sont communes, et vous allez allumer entre eux les fureurs de l’amour et de la jalousie. Ils sont libres, et voilà que vous enfouissez dans une bouteille de verre le titre extravagant de leur futur esclavage. Vous prenez possession de leur contrée, comme si elle ne leur appartenait pas ; songez que vous êtes aussi injuste, aussi insensé d’écrire sur votre lame de cuivre : « Ce pays est à nous, » parce que vous y avez mis le pied, que si un Taïtien débarquait sur nos côtes, et qu’après y avoir mis le pied, il gravât ou sur une de nos montagnes ou sur un de nos chênes : « Ce pays appartient aux habitants du[1] Taïti. » Vous êtes le plus fort, et qu’est-ce que cela fait ? Vous criez contre l’hobbisme social et vous l’exercez de nation à nation. Commercez avec eux, prenez leurs denrées, portez-leur les vôtres, mais ne les enchaînez pas. Cet homme dont vous vous emparez comme de la brute ou de la plante est un enfant de la nature comme vous. Quel droit avez-vous sur lui ? Laissez-lui ses mœurs, elles sont plus honnêtes et plus sages que les vôtres. Son ignorance vaut mieux que toutes vos lumières ; il n’en a que faire. Il ne connaissait point une vilaine maladie, vous la lui avez portée, et bientôt ses jouissances seront affreuses. Il ne connaissait point le crime ni la débauche, les jeunes filles se livraient aux caresses des jeunes gens, en présence de leurs parents, au milieu d’un cercle d’innocents habitants, au son des flûtes, entre les danses, et vous allez empoisonner leurs âmes de vos extravagantes et fausses idées et réveiller en eux des notions de vice, avec vos chimériques notions de pudeur. Enfoncez-vous dans les ténèbres avec la compagne corrompue de vos plaisirs, mais permettez aux bons et simples Taïtiens de se reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour. À peine vous êtes-vous montré

  1. Diderot paraît croire que l’O que l’on met souvent avant Taïti a la valeur de l’article. Dans la langue du pays, il signifie plutôt : c’est ou voilà.