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D’ALEMBERT.

Ainsi il y a le rêve en montant et le rêve en descendant. J’en ai eu un de ceux-là cette nuit : pour le chemin qu’il a pris, je l’ignore.

BORDEU.

Dans la veille le réseau obéit aux impressions de l’objet extérieur. Dans le sommeil, c’est de l’exercice de sa propre sensibilité qu’émane tout ce qui se passe en lui. Il n’y a point de distraction dans le rêve ; de là sa vivacité : c’est presque toujours la suite d’un éréthisme, un accès passager de maladie. L’origine du réseau y est alternativement active et passive d’une infinité de manières : de là son désordre. Les concepts y sont quelquefois aussi liés, aussi distincts que dans l’animal exposé au spectacle de la nature. Ce n’est que le tableau de ce spectacle réexcité : de là sa vérité, de là l’impossibilité de le discerner de l’état de veille : nulle probabilité d’un de ces états plutôt que de l’autre ; nul moyen de reconnaître l’erreur que l’expérience.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Et l’expérience se peut-elle toujours ?

BORDEU.

Non.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Si le rêve m’offre le spectacle d’un ami que j’ai perdu, et me l’offre aussi vrai que si cet ami existait ; s’il me parle et que je l’entende ; si je le touche et qu’il fasse l’impression de la solidité sur mes mains ; si, à mon réveil, j’ai l’âme pleine de tendresse et de douleur, et mes yeux inondés de larmes ; si mes bras sont encore portés vers l’endroit où il m’est apparu, qui me répondra que je ne l’ai pas vu, entendu, touché réellement ?

BORDEU.

Son absence. Mais, s’il est impossible de discerner la veille du sommeil, qui est-ce qui en apprécie la durée ? Tranquille, c’est un intervalle étouffé entre le moment du coucher et celui du lever : trouble, il dure quelquefois des années. Dans le premier cas, du moins, la conscience du soi cesse entièrement. Un rêve qu’on n’a jamais fait, et qu’on ne fera jamais, me le diriez-vous bien ?