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BORDEU.

Et vous espérez en être plus heureuse ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je n’en sais rien.

BORDEU.

Mademoiselle, cette qualité si prisée, qui ne conduit à rien de grand, ne s’exerce presque jamais fortement sans douleur, ou faiblement sans ennui ; ou l’on bâille, ou l’on est ivre. Vous vous prêtez sans mesure à la sensation d’une musique délicieuse ; vous vous laissez entraîner au charme d’une scène pathétique ; votre diaphragme se serre, le plaisir est passé, et il ne vous reste qu’un étouffement qui dure toute la soirée.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais si je ne puis jouir de la musique sublime ni de la scène touchante qu’à cette condition ?

BORDEU.

Erreur. Je sais jouir aussi, je sais admirer, et je ne souffre jamais, si ce n’est de la colique. J’ai du plaisir pur ; ma censure en est beaucoup plus sévère, mon éloge plus flatteur et plus réfléchi. Est-ce qu’il y a une mauvaise tragédie pour des âmes aussi mobiles que la vôtre ? Combien de fois n’avez-vous pas rougi, à la lecture, des transports que vous aviez éprouvés au spectacle, et réciproquement ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Cela m’est arrivé.

BORDEU.

Ce n’est donc pas à l’être sensible comme vous, c’est à l’être tranquille et froid comme moi qu’il appartient de dire : Cela est vrai, cela est bon, cela est beau… Fortifions l’origine du réseau, c’est tout ce que nous avons de mieux à faire. Savez-vous qu’il y va de la vie ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

De la vie ! docteur, cela est grave.

BORDEU.

Oui, de la vie. Il n’est personne qui n’en ait eu quelquefois le dégoût. Un seul événement suffit pour rendre cette sensation involontaire et habituelle ; alors, en dépit des distractions, de la variété des amusements, des conseils des amis, de ses propres