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se roidissait ; elle se disait à elle-même : vaincre ou mourir. Après un nombre infini de victoires et de défaites, le chef resta le maître, et les sujets devinrent si soumis que, quoique cette femme ait éprouvé toutes sortes de peines domestiques, et qu’elle ait essuyé différentes maladies, il n’a plus été question de vapeurs.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Cela est brave, mais je crois que j’en aurais bienfait autant.

BORDEU.

C’est que vous aimeriez bien si vous aimiez[1], et que vous êtes ferme.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

J’entends. On est ferme, si, d’habitude ou d’organisation, l’origine du faisceau domine les filets ; faible, au contraire, si elle en est dominée.

BORDEU.

Il y a bien d’autres conséquences à tirer de là.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais votre autre histoire, et vous les tirerez après.

BORDEU.

Une jeune femme avait donné dans quelques écarts. Elle prit un jour le parti de fermer sa porte au plaisir. La voilà seule, la voilà mélancolique et vaporeuse. Elle me fit appeler. Je lui conseillai de prendre l’habit de paysanne, de bêcher la terre toute la journée, de coucher sur la paille et de vivre de pain dur. Ce régime ne lui plut pas. Voyagez donc, lui dis-je. Elle fit le tour de l’Europe, et retrouva la santé sur les grands chemins.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Ce n’est pas là ce que vous aviez à dire ; n’importe, venons à vos conséquences.

BORDEU.

Cela ne finirait point.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Tant mieux. Dites toujours.

  1. Le mot était juste. Très-peu de temps après la date de cette conversation supposée, en 1772, Mlle de L’Espinasse écrivait au marquis de Mora ces lettres passionnées qui « brûlent le papier. »