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domestiques ; il dicte ses dernières volontés ; il met ordre à ses affaires, et tout cela avec le jugement le plus sain, la présence d’esprit la plus entière ; il guérit, il est convalescent, et il n’a pas la moindre idée de ce qu’il a dit ou fait dans sa maladie. Cet intervalle, quelquefois très-long, a disparu de sa vie. Il y a même des exemples de personnes qui ont repris la conversation ou l’action que l’attaque subite du mal avait interrompue.

D’ALEMBERT.

Je me souviens que, dans un exercice public, un pédant de collège, tout gonflé de son savoir, fut mis ce qu’ils appellent au sac, par un capucin qu’il avait méprisé. Lui, mis au sac ! Et par qui ? par un capucin ! Et sur quelle question ? Sur le futur contingent ! sur la science moyenne qu’il a méditée toute sa vie ! Et en quelle circonstance ? devant une assemblée nombreuse ! devant ses élèves ! Le voilà perdu d’honneur. Sa tête travaille si bien sur ces idées qu’il en tombe dans une léthargie qui lui enlève toutes les connaissances qu’il avait acquises.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais c’était un bonheur.

D’ALEMBERT.

Ma foi, vous avez raison. Le bon sens lui était resté ; mais il avait tout oublié. On lui rapprit à parler et à lire, et il mourut lorsqu’il commençait à épeler très-passablement. Cet homme n’était point un inepte ; on lui accordait même quelque éloquence.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Puisque le docteur a entendu votre conte, il faut qu’il entende aussi le mien. Un jeune homme de dix-huit à vingt ans, dont je ne me rappelle pas le nom…

BORDEU.

C’est un M. de Schullemberg de Winterthour ; il n’avait que quinze à seize ans.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Ce jeune homme fit une chute dans laquelle il reçut une commotion violente à la tête.

BORDEU.

Qu’appelez-vous une commotion violente ? Il tomba du haut d’une grange ; il eut la tête fracassée, et resta six semaines sans connaissance.