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de votre vie. Qu’aurait donc été pour nous le temps de votre jeunesse que rien n’eût lié au moment de votre décrépitude ? D’Alembert décrépit n’eût pas eu le moindre souvenir de D’Alembert jeune.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Dans la grappe d’abeilles, il n’y en aurait pas une qui eût eu le temps de prendre l’esprit du corps.

D’ALEMBERT.

Qu’est-ce que vous dites là ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Je dis que l’esprit monastique se conserve parce que le monastère se refait peu à peu, et quand il entre un moine nouveau, il en trouve une centaine de vieux qui l’entraînent à penser et à sentir comme eux. Une abeille s’en va, il en succède dans la grappe une autre qui se met bientôt au courant.

D’ALEMBERT.

Allez, vous extravaguez avec vos moines, vos abeilles, votre grappe et votre couvent.

BORDEU.

Pas tant que vous croiriez bien. S’il n’y a qu’une conscience dans l’animal, il y a une infinité de volontés ; chaque organe a la sienne.

D’ALEMBERT.

Comment avez-vous dit ?

BORDEU.

J’ai dit que l’estomac veut des aliments, que le palais n’en veut point, et que la différence du palais et de l’estomac avec l’animal entier, c’est que l’animal sait qu’il veut, et que l’estomac et le palais veulent sans le savoir ; c’est que l’estomac ou le palais sont l’un à l’autre à peu près comme l’homme et la brute. Les abeilles perdent leurs consciences et retiennent leurs appétits ou volontés. La fibre est un animal simple, l’homme est un animal composé ; mais gardons ce texte pour une autre fois. Il faut un événement bien moindre qu’une décrépitude pour ôter à l’homme la conscience du soi. Un moribond reçoit les sacrements avec une piété profonde ; il s’accuse de ses fautes ; il demande pardon à sa femme ; il embrasse ses enfants ; il appelle ses amis ; il parle à son médecin ; il commande à ses