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ma durée, n’ayant peut-être pas à présent une des molécules que j’apportai en naissant, comment suis-je resté moi pour les autres et pour moi ?

BORDEU.

Vous nous l’avez dit en rêvant.

D’ALEMBERT.

Est-ce que j’ai rêvé ?

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Toute la nuit, et cela ressemblait tellement à du délire, que j’ai envoyé chercher le docteur ce matin.

D’ALEMBERT.

Et cela pour des pattes d’araignée qui s’agitaient d’elles-mêmes, qui tenaient alerte l’araignée et qui faisaient parler l’animal. Et l’animal, que disait-il ?

BORDEU.

Que c’était par la mémoire qu’il était lui pour les autres et pour lui ; et j’ajouterais par la lenteur des vicissitudes. Si vous eussiez passé en un clin d’œil de la jeunesse à la décrépitude, vous auriez été jeté dans ce monde comme au premier moment de votre naissance ; vous n’auriez plus été vous ni pour les autres ni pour vous, pour les autres qui n’auraient point été eux pour vous. Tous les rapports auraient été anéantis, toute l’histoire de votre vie pour moi, toute l’histoire de la mienne pour vous, brouillée. Comment auriez-vous pu savoir que cet homme, courbé sur un bâton, dont les yeux s’étaient éteints, qui se traînait avec peine, plus différent encore de lui-même au dedans qu’à l’extérieur, était le même qui la veille marchait si légèrement, remuait des fardeaux assez lourds, pouvait se livrer aux méditations les plus profondes, aux exercices les plus doux et les plus violents ? Vous n’eussiez pas entendu vos propres ouvrages, vous ne vous fussiez pas reconnu vous-même, vous n’eussiez reconnu personne, personne ne vous eût reconnu ; toute la scène du monde aurait changé. Songez qu’il y eut moins de différence encore entre vous naissant et vous jeune, qu’il n’y en aurait entre vous jeune et vous devenu subitement décrépit. Songez que, quoique votre naissance ait été liée à votre jeunesse par une suite de sensations ininterrompues, les trois premières années de votre existence n’ont jamais été l’histoire