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MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Ah ! cela est vrai ; j’ai fait de la prose sans m’en douter.

BORDEU.

Et de la très-bonne prose, comme vous allez voir. Celui qui ne connaît l’homme que sous la forme qu’il nous présente en naissant, n’en a pas la moindre idée. Sa tête, ses pieds, ses mains, tous ses membres, tous ses viscères, tous ses organes, son nez, ses yeux, ses oreilles, son cœur, ses poumons, ses intestins, ses muscles, ses os, ses nerfs, ses membranes, ne sont, à proprement parler, que les développements grossiers d’un réseau qui se forme, s’accroît, s’étend, jette une multitude de fils imperceptibles.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Voilà ma toile ; et le point originaire de tous ces fils c’est mon araignée.

BORDEU.

À merveille.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Où sont les fils ? ou est placée l’araignée ?

BORDEU.

Les fils sont partout ; il n’y a pas un point à la surface de votre corps auquel ils n’aboutissent ; et l’araignée est nichée dans une partie de votre tête que je vous ai nommée, les méninges, à laquelle on ne saurait presque toucher sans frapper de torpeur toute la machine.

MADEMOISELLE DE L’ESPINASSE.

Mais si un atome fait osciller un des fils de la toile de l’araignée, alors elle prend l’alarme, elle s’inquiète, elle fuit ou elle accourt. Au centre elle est instruite de tout ce qui se passe en quelque endroit que ce soit de l’appartement immense qu’elle a tapissé. Pourquoi est-ce que je ne sais pas ce qui se passe dans le mien, ou le monde, puisque je suis un peloton de points sensibles, que tout presse sur moi et que je presse sur tout ?

BORDEU.

C’est que les impressions s’affaiblissent en raison de la distance d’où elles partent.