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qu’à mon peu d’intelligence. À l’égard du péché originel, il était bien juste assurément qu’Adam fût châtié pour avoir mangé la pomme ; mais vous et moi qui n’y avons pas touché, et tant d’autres qui n’ont pas même entendu prononcer le nom d’Adam, pourquoi en sommes-nous punis ? Un pauvre Hottentot n’est-il pas bien malheureux d’être destiné en naissant aux flammes éternelles, parce qu’un homme, il y a six mille ans, a mangé une pomme dans un jardin[1] ?

Si la justice n’est pas la fidélité à tenir les conventions établies, qu’est-elle donc ? La définition que vous en donnez ne lui convient pas plus qu’à toutes les autres vertus qui sont également une conformité à la volonté de Dieu. Mais, dites-vous, la justice ne peut pas être la fidélité à observer les conventions ou les lois, puisque les lois elles-mêmes ont été faites sur la justice. Les hommes, avant de faire les lois, avaient-ils, en effet, des notions de justice, et est-ce sur ces notions que les lois ont été faites ? Pour résoudre cette question, examinons comment les premières lois durent être formées. C’est la propriété acquise par le travail, ou par droit de premier occupant, qui fit sentir le premier besoin des lois. Deux hommes qui semèrent chacun un champ, ou qui entourèrent un terrain d’un fossé, et qui se dirent réciproquement : Ne touche pas à mes grains ou à mes fruits, et je ne toucherai pas aux tiens, furent les premiers législateurs. Ces conventions supposent-elles en eux aucune notion de justice ? et avaient-ils besoin, pour les faire, d’autre connaissance que celle de leur intérêt commun ? Il ne paraît pas. Comment donc acquirent-ils les idées du juste et de l’injuste ? Elles se formèrent, dans leur esprit, de l’observation et de l’inobservation des conventions. L’une fut désignée par le nom de justice, l’autre par celui d’injustice ; et les actes de ces deux relations opposées s’appelèrent justes et injustes. J’insiste donc, et je dis que la justice ne peut être autre chose que l’observation des lois[2].

Ce n’est pas déserter la société, que de l’instruire par ses

  1. On répond judicieusement à cela, que tout le genre humain était renfermé dans l’individu du premier homme ; que tous les hommes ont péché en lui, et qu’il est juste qu’ils soient punis avec lui. Je ne sais si ce raisonnement est plus extravagant qu’injurieux à la justice de Dieu. (Diderot.)
  2. Qu’on définisse la justice de tant de manières qu’on voudra, toute autre définition sera obscure, et sujette à contestation. (Diderot.)