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alors que l’excès a rendu vicieux un penchant qui dans sa nature était bon. Ainsi toute inclination qui portera la créature à son bien particulier, pour être vicieuse, doit être nuisible à l’intérêt public. C’est ce défaut qui caractérise l’homme intéressé, défaut contre lequel on se récrie si haut[1], quand il est trop marqué.

Mais si, dans la créature, l’amour de son intérêt propre n’est point incompatible avec le bien général, quelque concentré que cet amour puisse être ; s’il est même important à la société que chacun de ses membres s’applique sérieusement à ce qui le concerne en son particulier, ce sentiment est si peu vicieux, que la créature ne peut être bonne sans en être pénétrée : car si c’est faire tort à la société que de négliger sa conservation, cet excès de désintéressement rendrait la créature méchante et dénaturée, autant que l’absence de toute autre affection naturelle. Jugement qu’on ne balancerait pas à porter, si l’on voyait un homme fermer les yeux sur les précipices qui s’ouvriraient devant lui, ou, sans égard pour son tempérament et pour sa santé, braver la distinction des saisons et des vêtements. On peut envelopper dans la même condamnation quiconque serait frappé[2] d’aversion pour le commerce des femmes, et qu’un tempérament dépravé, mais non pas un vice de conformation, rendrait inhabile à la propagation de l’espèce.

  1. Tous les livres de morale sont pleins de déclamations vagues contre l’intérêt. On s’épuise en détails, en divisions et en subdivisions pour en venir à cette conclusion énigmatique, que, quel que soit le désintéressement spécieux, quelle que soit la générosité apparente dont nous nous parions au fond, l’intérêt et l’amour-propre sont les seuls principes de nos actions. Si au lieu de courir après l’esprit, et d’arranger des phrases, ces auteurs, partant de définitions exactes, avaient commencé par nous apprendre ce que c’est qu’intérêt, ce qu’ils entendent par amour-propre, leurs ouvrages, avec cette clef, pourraient servir à quelque chose. Car nous sommes tous d’accord que la créature peut s’aimer, peut tendre à ses intérêts, et poursuivre son bonheur temporel, sans cesser d’être vertueuse. La question n’est donc pas de savoir si nous avons agi par amour-propre ou par intérêt ; mais de déterminer quand ces deux sentiments concouraient au but que tout homme se propose, c’est-à-dire à son bonheur. Le dernier effort de la prudence humaine, c’est de s’aimer, c’est d’entendre ses intérêts, c’est de connaître son bonheur comme il faut. (Diderot.)
  2. On considère ici l’homme dans l’état de pure nature ; et il n’est pas question de ces hommes saints, qui se sont éloignés du sexe par un esprit de continence, qu’on se garde bien de blâmer. Il est évident que cet endroit ne leur convient en aucune façon ; car on ne peut assurément les accuser d’aversion pour les femmes, ou de dépravation dans le tempérament. (Diderot.)