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et reconnaître que cet être est bon ; s’il est possible toutefois qu’il soit parfait en soi-même, sans avoir aucun rapport avec l’univers dans lequel il est placé. Mais si l’on venait à découvrir à la longue quelque système dans la nature, dont on pût considérer ce vivant automate comme faisant partie, il perdrait incontinent le titre de bon, dont nous l’avions décoré. Car comment conviendrait-il à un individu qui, par sa solitude et son inaction, tendrait aussi directement à la ruine de son espèce[1] ?

Mais si, dans la structure de cet animal ou de tout autre, j’entrevois des liens qui l’attachent à des êtres connus et différents de lui ; si sa conformation m’indique des rapports, même à d’autres espèces que la sienne, j’assurerai qu’il fait partie de quelque système. Par exemple, s’il est mâle, il a rapport, en cette qualité, avec la femelle ; et la conformation relative du mâle et de la femelle annonce une nouvelle chaîne d’êtres et un nouvel ordre de choses. C’est celui d’une espèce ou d’une race particulière de créatures qui ont une tige commune ; race qui s’accroît et s’éternise aux dépens de plusieurs systèmes qui lui sont destinés.

Donc, si toute une espèce d’animaux contribue à l’existence ou au bien-être d’une autre espèce, l’espèce sacrifiée n’est que partie d’un autre système.

  1. Divin anachorète, suspendez un moment la profondeur de vos méditations, et daignez détromper un pauvre mondain, et qui se fait gloire de l’être. J’ai des passions, et je serais bien fâché d’en manquer : c’est très-passionnément que j’aime mon Dieu, mon roi, mon pays, mes parents, mes amis, ma maîtresse et moi-même.
    Je fais un grand cas des richesses : j’en ai beaucoup, et j’en désire encore ; un homme bienfaisant en a-t-il jamais assez ? Qu’il me serait doux de pouvoir animer ce talent qui languit sous mes yeux, unir ces amants que l’indigence retient dans le célibat ; venger par mes largesses ce laborieux commerçant des revers de la fortune ! Je ne fais chaque jour qu’un ingrat ; que ne puis-je en faire un cent ! c’est à mon aisance, religieux fanatique, que vous devez le pain que votre quêteur vous apporte.
    J’aime les plaisirs honnêtes : je les quitte le moins que je peux ; je les conduis d’une table moins somptueuse que délicate, à des jeux plus amusants qu’intéressés, que j’interromps pour pleurer les malheurs d’Andromaque, ou rire des boutades du Misanthrope ; je me garderai bien de les exiler par de noires réflexions. Que l’épouvante et le trouble poursuivent sans cesse le crime ; l’espoir et la tranquillité, compagnes inséparables de la justice, me conduiront par la main jusqu’au bord du précipice que le sage auteur de mes jours m’a dérobé, par les fleurs dont il l’a couvert ; et, malgré les soins avec lesquels vous vous préparez à un instant que je laisse venir, je doute que votre fin soit plus douce et plus heureuse que la mienne. En tous cas, si la conscience reproche à l’un de nous deux d’avoir été inutile à sa patrie, à sa famille et à ses amis, je ne crains point que ce soit à moi. (Diderot.)